La littérature comme moyen de légitimer le communisme (2)

Suite de l’entretien réalisé avec Catherine Servant à propos de l’utilisation de la littérature par le régime communiste. Dans une précédente émission, cette historienne nous expliquait que certains communistes avaient cherché dans la littérature du XIXème siècle un moyen de légitimer leur prise du pouvoir en 1948. Des membres du gouvernement, et en particulier Zdeněk Nejedlý, ministre de la Culture et de l’Education en 1948, ont en effet utilisé l’histoire littéraire de manière sélective : comme nous l’explique aujourd’hui Catherine Servant, ils ont mis l’honneur des auteurs du XIXème siècle soigneusement choisis, tout en mettant à l’écart les avant-gardes littéraires.

Zdeněk Nejedlý
« Nejedlý a été un défenseur partiel de l’avant-garde. Ce qu’il aimait dans les avant-gardes du XXème siècle était la proximité avec le communisme. Les avant-gardes des années 20, le poétisme, le surréalisme, même le structuralisme, sont des avant-gardes bien marquées à gauche et proches du Parti communiste, en tout cas jusqu’en 1929, qui est une période de rupture, de bolchévisation du parti communiste. Ce qui ne plaît pas à Nejedlý, en revanche, ce sont les aspects esthétiques, ce qu’il appelle le formalisme, le cosmopolitisme, les jeux un peu ‘gratuits’, le caractère ludique qu’il y avait dans le poétisme, etc. On ne peut pas dire qu’il rejette totalement ça. Dans sa revue ‘Var’, fondée en 1948, il a même pris la défense de certains représentants des avant-gardes. En revanche, certains autres ont été victimes de ses assauts réitérés. On peut dire que sa promotion du XIXème siècle est aux dépens des avant-gardes et cette promotion tend à imposer une modernité de substitution par rapport à cette modernité réelle qui a été celle des avant-gardes et qu’il faut gommer. »

On peut peut-être se tourner vers un exemple précis. Un de vos collègues évoquait l’action Jirásek : Nejedlý se tourne vers cet auteur et utilise ses fictions comme des manuels d’histoire, pour écrire une histoire plus « officielle »…

« En réalité, Jirásek, tel qu’en a parlé Michal Bauer de l’Université de Bohême du Sud, a servi de médiateur entre la Renaissance Nationale et les années de l’après deuxième guerre mondiale. Nejedlý se sert de Jirásek, de ses fictions, pour proposer une exégèse de la Renaissance Nationale, ce qui est tout à fait extraordinaire : il substitue à une historiographie professionnelle cette historiographie fondée sur la littérature, qui a forcément son contingent de stéréotypes, de mystifications même. Nejedlý manipule Jirásek, il n’est pas le seul à le faire, les historiens professionnels sont eux aussi convoqués pour ce genre de taches pédagogiques, à savoir analyser Jirásek et en sortir une substance historique qu’on ne va plus chercher dans les sources réelles, tout cela en vertu d’une sorte de philosophie de l’histoire qu’on retrouve chez Jirásek. »

Et concrètement, comment cela peut prendre forme ? On encourage des rééditions, on encourage les manuels scolaires fondés sur ces auteurs-là ?

« Absolument… ce qui a considérablement gâté l’enfance et la jeunesse de beaucoup d’écoliers et d’étudiants de devoir sans cesse revenir à ces classiques-là… il y en a eu beaucoup d’autres, il y a eu Božena Němcová, Josef Kajetán Tyl. Ils étaient les auteurs mis en valeur à cette époque là. Jirásek a fait l’objet de la plus grosse entreprise de propagande, puisqu’est associée à son nom cette fameuse ‘action Jirásek’ mise en branle en 1948-4949 sous l’égide du Président Gottwald lui-même. L’action Jirásek a été extrêmement ambitieuse, il s’agissait de la publication massive de toute l’œuvre de Jirásek, sa distribution absolument partout, dans les moindres coins de la République, dans toutes les bibliothèques, etc. C’était quelque chose de fou. A côté de ça, il y a eu énormément de manifestations théâtrales, lectures, analyses de toute l’œuvre de Jirásek, c’était absolument colossal. »

La prochaine séance de ce séminaire de recherche aura lieu le mercredi 8 avril au Cefres.