Angelin Preljocaj ou comment traduire un conte des frères Grimm en langage du corps

Comment transformer une œuvre littéraire en danse ? Quels moyens chorégraphiques et scéniques utiliser ? La danse est-elle un bon moyen pour raconter une histoire? Toutes ces questions se sont posées à Angelin Preljocaj, un des meilleurs chorégraphes de notre temps, qui a décidé de raconter par la danse Blanche Neige, le célèbre conte de fées des frères Grimm. Son imagination appuyée par la musique de Gustav Mahler et les costumes du grand couturier Jean-Paul Gaultier, a donné naissance à un spectacle admiré par le public et la critique. Lors de sa tournée en Tchéquie Angelin Preljocaj a évoqué la gestation de ce ballet au micro de Radio Prague.

Qu’est-ce que la danse représente pour vous. Est-ce un moyen d’expression narrative ou plutôt un moyen d’expression abstraite?

«Pour moi, à l’origine c’était plutôt un moyen d’expression abstraite. Je crois que la musique comme la peinture peut ouvrir des champs imaginaires extrêmement grands, et particulièrement quand on est dans l’abstraction. Mais en même temps je trouve que toutes les recherches qu’on peut faire dans l’abstraction peuvent devenir et servir à un moment donné, comme une parenthèse, un projet narratif.»

Dans quelle lignée de grands chorégraphes vous situez-vous ? Quels sont les moyens d’expression que vous préférez?

«J’ai par exemple une grande admiration pour les ballets russes. Je ne sais pas si c’est une obsession chez moi, mais je considère que c’est la première grande compagnie de danse contemporaine de l’histoire. A l’époque Diaghilev avait l’habitude de réunir un jeune peintre inconnu qui s’appelait Picasso et un musicien qu’il rencontrait dans un café et qui s’appelait Igor Stravinsky, donc il avait cette façon de réunir des gens qui étaient dans l’avant-garde et de les faire travailler ensemble pour créer des ballets. Finalement on est vraiment dans la même ligne du processus de création. Moi-même, j’ai demandé à des peintres et des musiciens contemporains de collaborer avec moi et je sens que je suis dans une forme de tradition, mais tradition actuelle, des ballets russes. Bien sûr je ne suis pas Diaghilev et je le dis en toute humilité.»

Vous avez amené à Prague votre production de Blanche Neige. Pourquoi Blanche Neige? Avez-vous aimé ce conte dans votre enfance?

«Oui, c’est un conte que j’aime beaucoup et je crois que tout le monde le connaît. Ce conte déploie un imaginaire très particulier. Je crois que la présence de la nature dans ce conte est très forte, c’est à dire, la nature est aussi un personnage puisque c’est la forêt qui prend Blanche Neige presque dans ses bras, elle l’amène ailleurs et elle la protège en même temps. J’aime bien donc cette vision où il y a la nature et aussi une forme de romantisme qui nous ramène à Gustav Mahler. J’aime bien cette espèce de triangle entre les frères Grimm, Gustav Mahler et la danse que je voudrais un peu romantique et contemporaine.»

Il y a d’innombrables versions de Blanche Neige. On peut dire que chaque peuple a sa propre version. Pourquoi avez-vous choisi justement la version des frères Grimm?

«J’aime bien la version des frères Grimm parce qu’ils ont une écriture extrêmement pointue et ciselée. Je crois que tous les mots sont choisis avec une grande précision. Je pense qu’ils disaient eux-mêmes que pour écrire des contes il ne faut pas être trop littéraire au premier sens du terme. Il faut penser que c’est quelque chose qui va passer dans le langage, qui va être dans l’oralité : on va raconter l’histoire, on va la lire à des enfants. Et donc le choix des mots est très spécial et leur articulation est très particulière, à la fois minimale et très précise, et ça nous amène à une forme de romantisme très moderne. Il y a donc une sorte de paradoxe là-dedans. Et de la même manière, Gustav Mahler, qui est à la fin du romantisme, annonce déjà Schönberg, Weber et la musique du XXe siècle. Donc il y a le même décalage par rapport au romantisme. Et moi-même quand j’ai décidé de m’attaquer à ça, comme je suis chorégraphe contemporain, je me positionne dans la même différence par rapport au romantisme.»

Sur quel aspect de ce conte avez-vous mis l’accent, sur l’histoire ou plutôt sur les rapports psychologiques entre les personnages?

«J’ai voulu strictement raconter l’histoire qui était déjà un projet en soi. J’ai voulu la raconter avec les corps, d’en faire vraiment un opéra corporel. En même temps, je me suis posé beaucoup de questions en lisant par exemple des livres de Bruno Bettelheim sur la psychanalyse des contes de fées parce que je trouve que notre époque est tout à fait une époque de Blanche Neige. Avec le progrès des sciences, de la médecine, avec les progrès de la chirurgie esthétique, etc., les femmes sont aujourd’hui, beaucoup plus qu’avant, belles longtemps.

Aujourd’hui, avec tous ces progrès, une femme entre quarante et soixante ans est encore très belle, on peut dire même très jeune, alors qu’il y a cent ans, une femme qui avait quarante ans, était une vieille femme. Aujourd’hui, à quarante-cinq, cinquante et même à soixante ans, les femmes se promènent avec leurs filles de dix-huit ans et il y a une vraie rivalité, il y a une sorte de compétition de charme, de beauté et de séduction. Cela veut dire qu’on est dans une époque du complexe de Blanche Neige … presque… J’ai trouvé donc que c’était une thématique très moderne et qui amène en même temps une sorte de psychanalyse de notre époque. Et c’est pourquoi j’ai décidé d’aborder ce conte.»

Qu’est-ce que ce conte a apporté à votre écriture chorégraphique ?

« …Mais justement les problèmes qui sont liés à la narration, par exemple l’histoire du miroir. Comment résoudre le problème du miroir magique ? Cela ne peut pas être un miroir normal puisqu’il est magique. Donc il fallait inventer des concepts et des idées chorégraphiques par rapport à cela. De la même manière il fallait résoudre le problème de la pomme. Comment tuer quelqu’un avec la pomme, c’est un vrai problème chorégraphique et dramaturgique. Donc ce sont tous ces problèmes de narration qui vous obligent à quitter votre confort habituel. Finalement, quand on est dans l’abstraction on est très, très libre, on fait ce qu’on veut. On n’est même pas obligé d’expliquer ce qu’on fait. Mais quand on est dans un conte et quand on a cette exigence que les spectateurs doivent suivre et comprendre ce qui se passe, eh bien là, on est obligé d’inventer des choses, de trouver des solutions, et rien que cela c’est déjà à mon avis une forme de créativité. D’ailleurs Stravinsky disait que la contrainte est la liberté de création, c'est-à-dire, la contrainte produit une créativité qui va au-delà du créateur lui-même parce que cela l’oblige de sortir de ses habitudes.»

Vous avez confié la création des costumes à Jean-Paul Gaultier. Pourquoi et avec quel résultat?

«Je dirais que Jean-Paul est le plus féerique de tous les couturiers. C’est le petit prince de la couture. J’ai fait référence à Saint-Exupéry. Il est resté assez comme un enfant. Même s’il est aujourd’hui un des plus grands couturiers, il a cette sorte de naïveté et cet intérêt pour les contes de fées. D’ailleurs j’ai vu son dernier défilé qui était inspiré de « La Petite sirène » avec ces robes en écailles de poisson, ces étoiles de mer, des femmes qui défilaient avec des algues dans les cheveux. Tout ça pour amener les gens par les costumes loin dans la féerie. Donc c’est pour ça que je lui ai demandé de collaborer à ce projet.»

A quel public avez-vous pensé en créant cette chorégraphie?

«D’abord j’ai pensé à moi. Moi, je suis mon premier public. Donc j’ai à la fois mon exigence en tant que chorégraphe, et puis j’ai peut-être aussi un côté enfantin. Donc j’avais envie des deux. Et si j’étais conquis par mes danseurs, c’était bon signe. J’avais peut-être ce désir que ce soit quelque chose que puisse être compris par tout le monde mais en gardant une exigence chorégraphique maximum.»

Donc aussi par les enfants?

«Ah oui, absolument.»