Une jeune fille dans le purgatoire de la danse classique
« Les réactions à mon livre sont orageuses », dit la danseuse et écrivaine Miřenka Čechová (1982) à propos de son roman Baletky – Les ballerines paru récemment aux éditions Paseka. Bien qu’elle brosse dans cet ouvrage un tableau cru, ironique et impitoyable du monde de la danse classique, elle affirme qu’il s’agit avant tout d’un roman sur la recherche de l’identité.
La sueur, les larmes et le sang
Battement tendu, grand plié, arabesque, fouetté, pirouette, sissonne – tels sont les mots français qu’apprend la petite adepte de la danse classique, héroïne de ce roman. Elle doit les inculquer surtout à son corps récalcitrant qu’elle oblige à surmonter tous les obstacles physiologiques pour le transformer en un instrument immatériel de la danse. Si elle veut poursuivre ses études au conservatoire, si elle veut parvenir à la perfection, elle doit se soumettre à une discipline rigoureuse et à des exercices sans fin qui ressemblent à de la torture, car la grâce éthérée des danseuses est acquise par la sueur, les larmes et le sang. Souvent, après de longs exercices intensifs, elle est au bout de ses forces, ses pieds lui font terriblement mal et ses orteils saignent. C’est donc cette face cachée de la danse classique qui est le thème majeur du livre de Miřenka Čechová. Elle s’explique :
« Pour mon livre j'ai choisi les thèmes plutôt tabouisés et qui ne sont généralement pas connus, les faits dont on ne parle pas beaucoup mais qui me concernaient personnellement. Il s’agit par exemple du contrôle absolu du corps. Les enfants sont obligés de se surveiller pour ne pas prendre de poids et les mesures qu'on les oblige à prendre sont souvent draconiennes. Les enfants de dix ou onze ans doivent aussi quitter leurs parents, habiter en internat et sont donc obligés d’affronter la vie d’adulte dès le plus jeune âge. Il y a toute une série d'exigences qui sont très dures, voire extrêmes et alarmantes."
L’auteure et son personnage
Miřenka Čechová connait bien le milieu de la danse. Elle a étudié le ballet au conservatoire de Prague mais elle a renoncé par la suite à la carrière de danseuse classique et s’est lancée dans les études de théâtre. Aujourd’hui elle est metteuse en scène, auteure de plusieurs spectacles à succès et lauréate de plusieurs prix internationaux. Elle a mis dans son roman beaucoup de sensations, d’expériences et de frustrations de son adolescence :
« Evidemment, dans le livre il y a beaucoup d'aspects autobiographiques, il y a beaucoup de personnages qui ressemblent à mes amis et aux personnes qui ont joué un rôle dans ma vie, mais il faut le lire quand même comme une prose stylisée. Bien que je ressemble beaucoup à la protagoniste du livre, nos caractères sont assez différents. Elle est beaucoup plus franche, plus effrontée, elle prend beaucoup plus de risque tandis que moi je suis encore assez docile, assez diplomatique. Elle ne mâche pas ses mots. »
La danse et le sport
Le livre est rédigé sous la forme d’un journal intime. La vie de la jeune élève du conservatoire est jonchée de déceptions, de petits conflits et de blessures intérieures. Le petit rat se dresse contre son entourage qui lui semble hostile, dénonce dans son journal l’indifférence, l’arrogance et même les tendances sadiques des pédagogues du conservatoire, elle se révolte contre l’obéissance aveugle et la servilité de ses condisciples. Elle martyrise son corps pour lui donner la souplesse d’une poupée de caoutchouc, elle observe des régimes sévères, souffre de la faim et prend des laxatifs pour ne pas dépasser les limites de poids. Miřenka Čechová esquisse une parallèle entre la danse et le sport :
« Le ballet est au fond une espèce de sport de haut niveau. On doit s'entrainer dès le plus jeune âge, on doit s'imposer assidûment des exercices de corps pour parvenir à des performances extrêmes. Mais je crois que dans le sport l'entraînement se fait quand même d'une façon plus personnelle. Dans le ballet classique, il y a par exemple une vingtaine de petites filles sans noms qui doivent se ressembler, qui ont les mêmes petits chignons, les mêmes chaussons, les même pointes, les mêmes tutus. On ne voit même pas de différences physionomiques entre elles, parce qu'elles sont choisies pour former une masse très homogène et somptueuse dans le corps du ballet."
Les séductions des années 1990
La petite ballerine souffre parce qu’elle se sent malaimée, ignorée, réduite au niveau d’esclave mais son caractère ne lui permet pas de se fondre dans l’anonymat du corps de ballet, de ne plus être elle-même, de perdre son identité. Elle doit pourtant se rendre à l’évidence : une approche individuelle et personnelle dans le ballet classique est indésirable. Et en même temps, la danseuse en herbe est une adolescente avide de connaître le monde et ses attraits. Elle vit à Prague dans les années 1990 après la chute du régime totalitaire, elle veut, elle aussi, jouir de l’atmosphère enivrante de liberté retrouvée. Elle fréquente des clubs underground, elle fait ses premières expériences sexuelles, elle n’évite ni l’alcool ni la drogue. Mais tout cela ne la détourne pas de son rêve. Elle désire toujours ardemment devenir danseuse classique et travaille dur pour se transformer en cette créature vaporeuse qui fascine le public par sa grâce surnaturelle.
Le monde de la danse en ébullition
Il fallait s’attendre à ce que ce tableau corrosif du monde de la danse froisse les personnes concernées. Miřenka Čechová constate que son livre a provoqué dès sa parution un tollé dans la communauté de la danse tchèque :
« Les réactions à mon livre sont orageuses. Il a bouleversé toute la communauté de la danse classique chez nous. Je me suis fourrée dans un guêpier. Tout à coup la communauté s'est animée et s'est mise en ébullition, ce qui a aussi fait la publicité à cet ouvrage. C’était très dramatique et toutes les réactions ont été très personnelles. Cela m'a surprise, m'a intriguée et m'a inspiré les réflexions sur les conséquences de la création littéraire et sur la capacité de la littérature à faire vibrer toute une communauté."
La danse et la littérature
Malgré ces controverses et ces animosités, l’auteure se refuse à considérer son livre tout simplement comme un règlement des comptes avec le monde de la danse. Dans sa vie, elle a choisi une autre voie et préfère dans ses activités la danse moderne et d’autres moyens d’expression théâtrale, mais elle admet quand même que la danse classique est un art sublime et admirable. Elle espère aussi que les méthodes des pédagogues du conservatoire ont changé depuis les années 1990. Elle réclame pourtant même pour l’apprentissage de la danse classique moins d’uniformité et de rigueur, plus d’individualité et de liberté. Danseuse, chorégraphe, metteuse en scène, elle se lance désormais aussi dans une carrière littéraire qui lui permet de jeter les ponts entre la littérature et la danse :
« Je pense que l'écriture est très proche de la danse. Il me semble qu'elle lui est plus proche que le théâtre ou une autre discipline artistique. Dans la danse comme dans l'écriture je plonge très profondément en moi-même, je travaille avec les images intérieures, avec l'imagination, avec une sensation de palper quelque chose intérieurement. C'est très difficile à expliquer mais la source d'où jaillit ma danse et mon écriture est tout à fait intime, absolument personnelle. En dansant ou en écrivant je ne suis pas quelqu'un d'autre, je ne joue pas un rôle et je plonge dans la profondeur de mon être où je puise mon inspiration. Et c'est la même chose pour les deux disciplines. »