Arts plastiques, un univers sans lettres où les dyslexiques se sentent bien

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La dyslexie qui touche entre 5 et 6% de la population tchèque est un trouble d’apprentissage spécifique qui se caractérise par des difficultés au chapitre de la reconnaissance de mots, des difficultés orthographiques et de décodage. Si les personnes concernées apprennent difficilement à lire, à identifier les lettres, les syllabes ou les mots, en l’absence de tout déficit visuel, auditif ou intellectuel, elles seraient, en revanche, assez nombreuses à avoir une facilité, un don à s’exprimer en arts plastiques. C’est du moins ce dont témoigne une exposition pas comme les autres, organisée par la jeune plasticienne Alena Kupčíková dans les locaux de la Galerie nationale, au Palais des foires (Veletržní palác) à Prague.

Alena Kupčíková
Alena Kupčíková est elle-même dyslexique, tout comme ses huit collègues, tous anciens élèves ou actuels professeurs à l’Académie des Beaux-Arts de Prague, dont les œuvres sont exposées au Palais des foires. La plasticienne a d’ailleurs initié la célébration, en République tchèque, de la Journée de la dyslexie. On l’écoute :

« L’idée est née il y a trois ans, lorsque j’ai créé un manuel scolaire pour les enfants dyslexiques au CP. Nous avons voulu le lancer sur le marché à l’occasion de la Journée de dyslexie, mais nous nous sommes aperçus qu’une telle journée n’existait pas. »

Début septembre, à l’occasion de la troisième Journée de la dyslexie, une exposition de sculpteurs tchèques renommés et qui souffrent tous d’un trouble de l’apprentissage spécifique a été ouverte à Prague. Une exposition qui présente la dyslexie sous un angle positif, en montrant que les dyslexiques peuvent être dotés d’une créativité, d’une fantaisie et d’une imagination visuelle sans bornes. Comme le rappelle Alena Kupčíková, de grands génies, tels Einstein, Edison, Picasso ou Léonard de Vinci, étaient, paraît-il, dyslexiques et savaient mettre leur imagination visuelle au service de la créativité scientifique ou artistique :

« Certains spécialistes voient d’un mauvais œil quand on dit que Léonard de Vinci ou Picasso étaient ‘dys’, mais il existe bien des preuves pour le confirmer. Ces gens-là écrivaient, eux aussi, leurs notes ont été conservées et font aujourd’hui l’objet d’études. Lorsque vous apprenez à lire et à écrire, vous faites travailler les deux hémisphères du cerveau. Or nous, les dyslexiques, nous impliquons beaucoup plus le cerveau droit, celui qui travaille avec la forme et l’image. Voilà pourquoi la création plastique devient souvent une sorte de langage pour nous. »

Lenka Krejčová
Avant de donner la parole aux artistes eux-mêmes, faisons un petit détour par la psychologie. Lenka Krejčová est spécialiste des troubles des apprentissages. Elle est également directrice de l’ONG DYS au centre de Prague qui prend en charge des enfants et des adultes souffrant de ce handicap. Existe-t-il, selon Lenka Krejčová, un rapport entre la dyslexie et le talent artistique ?

« C’est un sujet auquel les chercheurs prêtent beaucoup d’attention ces derniers temps, ce qui est lié à la tendance actuelle de chercher les ‘bons côtés’ de ce problème. En effet, si la dyslexie est handicapante dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, on suppose qu’elle pourrait amener la personne concernée à trouver d’autres moyens d’expression. Effectivement, il s’est avéré que les dyslexiques, surtout les adultes, étaient nombreux à se tourner vers les arts plastiques, ce qui développe chez eux la créativité, l’imagination visuelle. On dit aussi, en ce qui concerne leur mode de pensée, qu’ils perçoivent la réalité dans son ensemble et non pas de façon segmentée. »

Peut-on évoquer d’autres domaines artistiques où les ‘dys’ se font fréquemment remarquer ? Lenka Krejčová :

Photo illustrative: Štěpánka Budková,  Radio Prague Int.
« Les scientifiques parlent, en général d’une grande créativité chez les dyslexiques. La créativité est évidemment une notion très large. Il y a beaucoup de dyslexiques parmi les acteurs, il existe, même si cela peut paraître paradoxal, de célèbres écrivains dyslexiques. Aussi, nous trouvons beaucoup de dyslexiques parmi les fondateurs d’entreprises qui ont percé sur le marché international. »

'Le chemin' par Alena Kupčíková,  photo: www.dys.cz
Alena Kupčíková organisatrice de l’exposition pragoise de plasticiens dyslexiques est une artiste éclectique et inclassable : connue surtout pour ses « dessins » érotiques d’autant plus controversées qu’ils sont créés avec des poils de pubis, elle expose, au Palais des foires, des œuvres très tendres et féminines : des travaux en relief, ressemblant à des mosaïques, car elles sont réalisés avec du cristal tchèque et des pierres précieuses. Elle est donc aussi l’auteur d’un syllabaire, un manuel scolaire destiné à faciliter l’apprentissage de la lecture et de l’écriture pour les enfants dyslexiques. Dans son livre, les enfants apprennent par exemple à distinguer les lettres de l’alphabet grâce aux objets qui ont une forme semblable : le H est une voie ferrée, le V est un oiseau en vol…

D’après le psychologue Lenka Krejčová, le système scolaire tchèque, assez progressiste en la matière, prenait en compte la dyslexie et d’autres troubles des apprentissages dès les années 1970. Evidemment, les méthodes de dépistage de ces derniers, ainsi que celles de rééducation des enfants et des adultes se sont beaucoup améliorées depuis la chute du régime communiste.

Ivan Komárek,  'Les coureurs',  photo: www.dys.cz
Né en 1956, le plasticien Ivan Komárek garde, quant à lui, un bien mauvais souvenir de sa scolarité :

« Quand j’allais à l’école, la notion de dyslexie n’existait pas, personne ne s’occupait d’élèves comme moi. J’étais triste de passer toujours pour un enfant difficile, peu doué, qui ne connaît pas l’orthographe. Pourtant, je déployais des efforts énormes, je travaillais à fond, mais je n’y arrivais pas. »

Le sculpteur Štěpán Beránek, lui, a 30 ans. Il présente dans l’exposition un aperçu de sa création de ces dernières années, une création qui se distingue par le choix atypique des matériaux : pour ses sculptures, fréquemment inspirées du monde animal, il aime utiliser des cheveux artificiels, des plumes, des débris de verre… Štěpán Beránek explique :

Štěpán Beránek,  photo: www.stepanberanek.cz
« Lorsque je me mets à travailler sur un thème précis, cela vient à chaque fois d’une sensation, presque physique. Cette sensation impose la matière que je vais ensuite utiliser. L’expérience du toucher est, dans ce cas-là, plus importante que l’expérience mentale. Quand le spectateur voit un éclat de verre, il l’associe tout de suite au danger et au conflit. Quelque chose qui était parfait s’est brisé et ce n’est plus parfait. La matière m’aide dans ma création et elle aide aussi le spectateur à comprendre. »

Ce sont justement ses sculptures de loups, réalisées à partir de milliers de débris de verre, qui suscitent beaucoup d’attention dans l’exposition. Štěpán Beránek :

Štěpán Beránek,  'Tenir',  photo: www.stepanberanek.cz
« Ce loup, je l’ai réalisé il y a un an. J’en ai fait plusieurs, dans le cadre d’une série de sculptures inspirées du thème de la douleur. La fourrure de ce loup, qui normalement est censée le protéger, est faite de débris de verre. Cela veut dire que personne ne peut le toucher et que lui-même se fait mal au moindre mouvement du corps. Ce loup est attaché par une ceinture à une colonne. Il essaie, en vain, de se libérer. Pour exprimer cet effort énorme, je lui ai fait deux têtes et plus de quatre pattes. En fait, cette sculpture symbolise l’impossibilité de se libérer d’un ligotage et l’autodestruction. »

Štěpán Beránek,  'Défense par la douleur',  photo: www.stepanberanek.cz
« Ici, le loup est ligoté par des bretelles. Si j’ai choisi le loup, c’est parce que cet animal a la vie dure. Il est tout le temps en train de chasser. Il lui arrive de courir sur de très longues distances, parfois plusieurs jours après sa proie, souvent plus rapide que lui. Pour l’épuiser complètement, il doit tenir plus longtemps que sa victime. J’y vois un parallèle avec les efforts que l’homme déploie dans sa vie. On fait le maximum, mais on ne peut pas dépasser ses limites. On veut se libérer des attaches, mais on n’y arrive pas et cela nous blesse. »

Dyslexique, Štěpán Beránek n’a pas hésité à dévoiler au grand public son handicap en prenant part à cette exposition qui a d’ailleurs été, pour lui aussi, une découverte… On l’écoute :

Štěpán Beránek,  'L'autel de l'amour',  photo: www.stepanberanek.cz
« Je savais qu’Alena était dyslexique, je connaissais son projet de manuel scolaire. Mais quand on m’a donné la liste de tous les plasticiens qui allaient exposer avec moi, j’ai été très surpris pas le nombre de dyslexiques parmi mes collègues des Beaux-Arts ! Mais en évoquant mes souvenirs avec eux, j’ai commencé à comprendre, à distinguer chez eux certains traits spécifiques… »

« Evidemment, la dyslexie est un handicap pour moi. Mis à part les arts plastiques, je ne peux pas faire grand-chose… Ce qui est bien, au fond. En fait, pour moi, la situation est simple : je dois affronter tellement de problèmes dans ma vie quotidienne que pouvoir m’enfermer ensuite, pour plusieurs heures, dans mon atelier et faire quelque chose de bien dont je peux être sûr et fier, c’est un bonheur. Et il est important d’organiser des expositions comme celle-ci, pour montrer aux gens que l’on peut faire un travail de qualité malgré son handicap. »

L’exposition intitulée « 3D DYS – Le don de la dyslexie » est à voir jusqu’au 11 novembre prochain au Palais des foires de Prague. Plus de détails sur le site de la Galerie nationale www.ngprague.cz, ainsi que sur www.dys.cz.