Au Chili et en Tchécoslovaquie, des dissidences comparables
La Tchécoslovaquie et le Chili, deux pays qui n’ont pas grand-chose à voir, ne serait-ce que géographiquement : l’un est en Amérique latine, l’autre en Europe centrale. Et pourtant, tous les deux ont connu dans les années 70 une histoire comparable, liée à la dictature, communiste ou militaire. Cette comparaison, assez surprenante au premier abord, est effectuée par Sébastien Durrmeyer, qui y consacre une thèse de sciences politiques. Dans un entretien réalisé par Antoine Idier, Sébastien Durrmeyer compare la dissidence dans les deux pays :
« Cette comparaison est un peu le fruit du hasard et des rencontres que j’avais pu faire à Prague. J’étais venu en Erasmus et j’avais enchainé sur un DEA : j’avais rencontré des gens de la communauté chilienne et j’avais vu qu’il y avait certainement des points de comparaison ou d’appui qui étaient relativement comparables en tout cas, entre les deux systèmes de dictature, d’un côté le système totalitaire communiste et la dictature militaire de Pinochet. A priori, effectivement, ce sont deux thèmes qui paraissent assez éloignés mais dans la pratique de la dictature il y a beaucoup de similitudes. Et dans la pratique de l’opposition démocratique qui peut prendre l’allure de la dissidence en République tchèque et qui se manifeste différemment au Chili, on peut voir aussi un certain nombre de points communs et on peut faire certaines comparaisons. »
Et notamment, un point commun temporel : en 1968 en Tchécoslovaquie, après le Printemps de Prague et la normalisation, le régime se durcit ; cinq ans plus tard, au Chili en septembre 1973, le régime d’Allende est renversé ; de même les bornes finales sont communes, 1988 au Chili, 1989 en Tchécoslovaquie…« Exactement, et même plus que ça : au Chili, pour le coup d’Etat qui va mettre à mal le régime d’Allende, tout le processus historique commence bien avant, mais avec une date notable qui est 1968 et les grandes manifestations, les premières grandes contestations étudiantes au Chili. Je dirais que c’est tout à fait comparable en termes de bornes et de dates. Et en plus cela s’imprime complètement dans une logique de Guerre Froide. »
De même on peut peut-être rapprocher le socialisme à visage humain et Allende et la « révolution dans la légalité » ?
« On peut relativement les rapprocher mais la comparaison a ses limites aussi. Dans la tête d’Allende, le socialisme qu’on essaye de mettre en place au Chili, c’est une forme complètement novatrice dans un pays qui a une grande tradition démocratique – même si elle est à relativiser, parce que l’épisode Pinochet n’est pas le fruit du hasard non plus, c’est-à-dire que le Chili avait déjà connu une dictature militaire, ou un régime militaire assez fort, après la crise de 1929 et qui a eu des relents jusque dans les années 50. Mais si vous voulez, c’est vrai que cette volonté de mettre en place un système socialiste s’inspire d’un mouvement qui est général. »Vous nous disiez que vous vous intéressez aux formes d’opposition et de dissidence dans ces deux pays. Ici, à Prague, quand on parle de dissidence, c’est assez marqué, on pense à la dissidence des années 70. Donc on retrouve dans les deux pays une dissidence qui présente des points de comparaison ?
« Déjà, ce qui est intéressant de voir, c’est que le terme dissident au Chili n’est pas du tout apprécié. Quand je suis arrivé et que j’ai dit que je travaillais sur les dissidents en République tchèque, les gens de l’opposition m’ont dit qu’eux ne se considéraient pas comme dissidents. Pour eux, dissident c’est quelque chose qui a un caractère minoritaire dans un parti. Et ce qui est intéressant de voir ici, c’est que même les dissidents qu’on interroge ici en République tchèque rejettent quelques fois la labellisation facile du terme dissident. Mais effectivement on arrive à voir des processus ou des combinaisons qui sont relativement similaires, notamment pour les thèmes sur lesquels je travaille, la résistance culturelle, à savoir comment se sont organisés les groupes, les associations littéraires clandestines, ou les conglomérats, ce qui était possible beaucoup plus au Chili après les années de plomb pendant toutes les années 70 – il y a eu une ouverture au début des années 80 : les conglomérats d’associations d’intellectuels pouvaient travailler sous les parapluies d’institutions internationales. Ce qui effectivement n’était pas possible ici en République tchèque pour un tas de raisons : on retrouve un petit peu ce même système avec les universités qui étaient parallèles ou les groupes de réflexion qui se faisant dans la clandestinité chez les uns chez les autres. Et cette volonté de s’agglutiner après un moment de black-out complet qui va durer un certain temps dans les deux pays : on retrouve une dynamique qui est relativement similaire de part et d’autre. »
Avec un système de réunions, de publications clandestines ou de séminaires, comme Patočka qui tenait un séminaire chez lui réservé à un petit nombre d’initiés ? On retrouve aussi ce genre de choses chez les intellectuels au Chili ?« Exactement. Ce qui se passe est qu’au Chili on fonctionne toujours dans un système de semi-légalité. C’est-à-dire qu’officiellement, l’opposition et la contestation n’ont jamais été complètement interdites. Dans les faits, on s’aperçoit que les gens qui se regroupaient autour de thèmes divergents politiquement, on ne les interdisait pas complètement : un jour la police politique débarquait et défonçait les locaux, arrachait et ne laissait même pas les prises, volait tout le matériel. Les gens devaient faire un travail de fourmi et reconstruire sans arrêt, il y avait une volonté d’éradiquer à la base et de décourager toute volonté d’opposition. Mais c’est le point de divergence entre les deux systèmes : l’un est un système totalitaire qui tend à refuser toute forme d’opposition – politique, intellectuelle, etc. ; l’autre, le Chili, est un régime où en apparence il y a une possibilité et une permanence d’une sorte d’opposition. Au Chili, par exemple au niveau des publications universitaires, il y a en quand même eu, elles n’étaient pas complètement faites dans la clandestinité comme ici avec le système de samizdat, mais c’était quand même très artisanal, on avait aussi tout ce système d’impression à domicile. »Et comment évoluent au sein des deux pays les mouvements de contestation, vers la fin des deux régimes, vers la fin des années 80 ?
« Ce qui est notable au Chili, c’est que ces systèmes d’opposition deviennent de plus en plus sophistiqués. Beaucoup de gens sont partis en exil, ont obtenu des bourses dans des grandes universités européennes ou américaines, c’est-à-dire que l’élite et l’opposition chilienne étaient très formées, même au niveau universitaire. Souvent, ils se moquent un petit peu, ils disent qu’ils ont eu de la chance et qu’ils ont eu « la bourse Pinochet » pour pouvoir faire des études. Mais l’opposition au Chili, elle a planifié complètement la prise du pouvoir par les urnes d’une autre manière, tout a été calculé, précisé par des études et par les premières enquêtes statistiques qui ont été faites, pour savoir si oui ou non le referendum allait être une arme… »
… Le referendum de 1988 par lequel Pinochet désavoué prépare la fin du régime dictatorial…« Exactement. Ce n’était pas facile, il a fallu tout un nombre de sociologues qui se sont penchés sur la question au Chili dès la moitié des années 1980 pour savoir si effectivement un plébiscite était possible – puisque le recours par les armes, une voie qui avait été envisagée par une partie du parti socialiste qui était divisé au Chili, et voie qui avait été abandonnée par les autres, par la plus grande majorité. C’est-à-dire, comment faire tomber ce régime-là ? Tout un tas de sociologues qui avaient étudié à l’étranger s’étaient posés ces questions-là et à l’aide d’enquêtes statistiques avaient vu que par un plébiscite, qui avait été négocié par le régime de Pinochet – car Pinochet arrivé au départ comme le grand sauveur de la patrie ne devait pas rester, c’était un espèce de Cincinnatus à la sauce latino-américaine et on peut voir ce que ça a donné – et il est vrai que cela a réussi. Et ce plébiscite, même s’ils ont gagné avec très peu d’avance, a mis en place la fin du régime qui a été après plus moins pacté. »
Est-ce à dire aussi qu’au Chili les dissidents et les gens dans l’opposition regagnent plus rapidement la politique ?
« Oui, c’est-à-dire qu’ils sont plus préparés. Ils sont carrément politisés : l’élite intellectuelle, pas les artistes mais ceux qui sont liés avec le monde universitaire, a déjà un pied à l’étrier au niveau politique, effectivement. Ils participent activement à la création de partis : et aussi, ça fait partie de la culture politique chilienne, la politique des partis, ce qui avait été mis à mal par Pinochet a été remis en place pendant cette période-là. Ils arrivent à regagner l’arène politique très facilement, se constituant en partis. »Plus qu’en Tchécoslovaquie ?
« Je dirais que beaucoup de dissidents, c’est ce qui ressort des entretiens que j’ai eus, n’étaient pas prêts à assumer des obligations politiques. C’est-à-dire qu’il y avait tout un côté artisanal, c’est ce qui rend aussi la dissidence tchèque très particulière, dans le sens où c’était avait tout pour un bon nombre d’entre eux des intellectuels qui ont été poussés sur le devant de la scène, même s’ils étaient plus ou moins préparés il ne faut pas non plus exagérer, sur le devant de la scène pour assumer de grandes taches politiques. Et on peut le voir au tout début de la mise en place du système des partis qu’il y a non pas des cafouillages, mais des hésitations, et c’est vrai que c’est une grande différence avec le Chili où là on a une élite qui est préparée. »