« Avec le conflit en Ukraine, la Chine n’a pas relâché ses opérations d’influence »
Depuis plusieurs années, les services de contre-espionnage tchèques (BIS) mettent en garde contre les opérations d’influence menées par la Chine et la Russie. La guerre en Ukraine et les informations sur les nombreuses tentatives d’ingérence de Moscou dans les pays occidentaux semblent avoir relégué les opérations chinoises au second plan. Et pourtant, les gouvernements occidentaux, et les autorités tchèques notamment, ne devraient pas relâcher leur attention, selon Kara Němečková, analyste au sein de l’Association pour les questions internationales (AMO) qui s’intéresse à ces opérations d’influence chinoises.
« Avec le conflit en Ukraine, la Chine n’a pas relâché ses opérations, au contraire : elle se sont intensifiées et durcies. Malheureusement, certains gouvernements ne prêtent pas suffisamment attention à la Chine car leur priorité est désormais la Russie. Cela s’est manifesté par des cyberattaques ciblées contre les membres de l’Alliance interparlementaire sur la Chine, un groupe qui rassemble des députés du monde entier qui travaillent sur les questions liées à la Chine. Nombre de ces membres, victimes de la cyberattaque, n’ont pas été informés par leur gouvernement ou par les institutions qu’ils étaient ciblés, ils n’ont reçu aucun soutien institutionnel. De plus, les Etats n’ont pas suivi l’affaire, n’ont pas pris de mesures de représailles. Mais ils devraient tous se rendre compte qu’à long terme, la Chine représente un danger plus important dans ce contexte des opérations d’influence, que la Russie qui est un pouvoir en déclin. La Chine investit actuellement des ressources énormes dans la conduite des opérations d’influence et dans ces campagnes cyber. L’avènement des nouvelles technologies comme par exemple l’IA va juste réduire les coûts pour la Chine et accroître ses possibilités dans ce domaine. »
Comme s’est manifestée cette cyberattaque ?
« C’était une attaque appelée spear-phishing avec des messages envoyés dans les boîtes électroniques de ces députés dans le but d’obtenir des informations personnelles. »
Le président chinois Xi Jiping a été récemment reçu en grandes pompes par le président Emmanuel Macron en France, avec l’espoir qu’il puisse jouer les intermédiaires vis-à-vis de Vladimir Poutine pour amorcer une fin de la guerre en Ukraine. Est-ce raisonnable de chercher à s’allier à un autre autocrate, selon vous ? N’est-ce pas aussi illusoire que d’avoir tenté de « dialoguer » avec Vladimir Poutine ?
« Emmanuel Macron a été très critiqué pour ses tentatives de dialoguer avec Poutine et pour ses propos sur le fait que la Chine pourrait jouer un rôle constructif dans ce conflit. Mais il faut dire que cette fois-ci il a réussi à placer le soutien de la Chine à la Russie au centre de l’agenda de ces discussions et de faire signe aux Chinois que cette affaire de l’exportation de ses technologies à double usage (civil et militaire, ndlr) doit être réglée. Par contre, les experts s’accordent pour dire qu’Emmanuel Macron n’a pas vraiment mis en avant les conséquences dans le cas où la Chine ne s’y conformerait pas. »
Sur cette question du rôle de la Chine comme éventuel intermédiaire, quelle est la position de la Tchéquie qui soutient l’Ukraine depuis le premier jour, alors même que celle-ci et son président Volodymyr Zelensky y voient un certain potentiel ?
« Les Tchèques sont beaucoup plus sceptiques que les Français sur ce point-là. Selon les représentants tchèques, il faut suivre la position de la Chine de très près. Je pense qu’ils seraient ouverts, sur le principe, à des initiatives constructives de la part de Pékin. Mais les initiatives de ce type, on n’en voit pas. Et ils sont, je crois, très sceptiques en ce qui concerne la possibilité que la Chine joue un tel rôle de facilitateur de la paix car elle a ses propres intérêts dans ce conflit. Or pour l’heure, il semble qu’il s’agisse de prolonger la guerre. »
Financements clandestins de partis, manipulation de l’information et cyberattaques
Revenons aux opérations d’influence chinoises en Europe centrale et en Tchéquie puisque c’est ce qui nous intéresse. On a beaucoup parlé ces derniers temps du site pro-russe basé en Tchéquie Voice of Europe, démantelé par le BIS, dont on sait qu’il s’efforçait d’influencer les élections européennes de juin prochain. La Chine a-t-elle recours à ce même type de méthodes ?
« Tout à fait. Avec mes collègues, nous avons identifié l’an dernier ces méthodes dans une note rédigée pour l’Autorité pour les partis politiques européens et les fondations politiques européennes. La note portait sur les ingérences électorales de la part de la Russie et de la Chine. Ces deux acteurs ont recours à des méthodes différentes et ont des modes opératoires différents. On voit toutefois des similarités et des convergences. Il y a trois types d’ingérence : les financements clandestins de certains partis ou personnalités politiques, des campagnes de manipulation de l’information ou les cyberattaques. Au cours du mois dernier, on a vu une avalanche de cyberattaques attribuées à la Chine. Vous avez évoqué Voice of Europe, or la Chine a mené une campagne similaire qu’on connaît sous le nom de Paperwall. Selon le rapport de Citizen Lab qui a couvert cette affaire, il s’agissait d’un réseau de 123 sites web qui se sont fait passer pour des journaux locaux tout en contenant de nombreux articles pro-chinois, qui promouvaient des théories du complot centrées sur les Etats-Unis ou qui contenaient des critiques des opposants à Pékin. »
Qu’en était-il en Tchéquie ?
« Il y avait en effet un site qui utilisait le mot Bohemia pour donner cet aspect local. Ce qui est intéressant, c’est que ce site reprenait des articles publiés sur le site de la Radio tchèque. Il y a quelques temps le site existait encore, mais je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui. »
Cela fait une dizaine d’années que la Chine fait de l’entrisme en Tchéquie via des médias et les réseaux sociaux. De quelle façon ?
« Par le passé, la Chine a été présente sur la scène de l’information en Tchéquie de manière assez ouverte. Elle avait investi dans les médias, c’était le cas du groupe Empressa Media de Jaromir Soukup. Mais depuis 2019, il semble y avoir un effort déployé par la Chine pour cacher ses messages dans l’espace d’information tchèque. Cette tactique vise à faciliter l’acceptation de ces récits par le public local. Donc la Chine utilise les médias alternatifs, les mêmes que la Russie utilise d’ailleurs, pour diffuser ses narratifs. Sinon, si on parle de la présence de la Chine sur la scène médiatique en Tchéquie, il faut mentionner Radio Chine International dont on va peut-être parler plus tard, qui, pendant la pandémie, avait proposé aux étudiants tchèques et slovaques 20 euros pour enregistrer une vidéo de soutien à la Chine avec des slogans qui étaient clairement prescrits et qui devaient être inclus. »
Le cas du média d’Etat Radio Chine International
Puisque vous parlez de cette radio : récemment sont apparues sur le fil Twitter en tchèque notamment des publicités ciblées estampillées Radio Chine International renvoyant à un site web en tchèque qui fait la promotion de la Chine. Que peut-on dire de ce « média » ? Savez-vous dans quelle mesure il est suivi ?
« Il s’agit d’un média d’Etat chinois qui diffuse en 44 langues et diffuse l’image de la Chine dans le monde entier. Dans les contextes locaux, ce média établit souvent des partenariats avec des stations locales de radio pour leur fournir du contenu. La majeure partie des textes publiés sur le site de cette radio sont des textes repris d’articles d’origine en chinois et qui sont traduits. Cela témoigne de ce partage passif de contenus et du fait que la Chine n’est pas encore capable de produire vraiment des messages localisés. Mais ce qui est inquiétant c’est que cette radio offre également un espace aux politiques et aux partis marginaux d’extrême-droite et d’extrême-gauche, comme des représentants du parti communiste ou encore des personnalités comme Jindřich Rajchl (affilié à la scène de désinformation locale, ndlr). D’autre part, Radio Chine International est également problématique car elle ‘outsource’ c’est-à-dire qu’elle offre une programmation liée à la Chine à des partenaires locaux, sans qu’il ne soit indiqué qui a sponsorisé le contenu. C’était le cas de Radio HEY et Radio Color qui ont toutes deux diffusé une émission appelée Barevný svět (Monde coloré), un programme qui semblait être une émission l’histoire et la culture chinoises alors qu’en réalité, elle faisait passer des idées politiques pro-chinoises. Tout cela sans indiquer sa provenance. Après, Radio Chine International n’est pas très écoutée en Tchéquie, mais sa page Facebook compte près d’1 million de followers. Même s’il s’agit probablement en grande partie de bots, ça reste intéressant. »
Vous parliez de la pandémie et de cette espèce d’opération lancée par Radio Chine International auprès d’étudiants. Le Covid-19 et la guerre en Ukraine, deux crises majeures pour nos sociétés occidentales, ont-ils représentés des moments importants pour ces opérations d’influence et si oui, comment ?
« Effectivement, on a vu un changement de comportement de la Chine et des opérations d’influence. Le tournant est toutefois survenu plus tôt : c’était déjà le cas avec les manifestations à Hong Kong en 2019. Avant cela, le mode opératoire chinois était plutôt de se concentrer sur la diffusion d’une image positive de la Chine et la valorisation de ses réussites. Ces tentatives d’influencer les perspectives sur les manifestations à Hong Kong ont posé les bases pour les efforts de propagande développés pendant la pandémie. Au début de la pandémie, Pékin visait surtout à détourner les critiques internationales sur sa réponse nationale. Elle a toutefois rapidement pris un avantage offensif, diffusant de la désinformation sur l’origine du virus et s’engageant dans une diplomatie dite du ‘guerrier-loup’. Les diplomates chinois sont devenus très agressifs dans les médias ou envers les autorités locales. Un des aspects nouveaux des efforts de la propagande de la Chine a été le recours à la désinformation déjà mentionnée, et en outre, on a remarqué qu’elle a commencé à prendre des notes du manuel des opérations hybrides de la Russie. Pendant la guerre en Ukraine, on a vu une amplification de certains narratifs qui étaient bénéficiaires pour la Chine, comme le fait de présenter les Etats-Unis et l’OTAN comme les forces déstabilisatrices dans le conflit. »
Trouver un équilibre entre la relation avec Pékin et celle avec Taipei
Les autorités tchèques actuellement au pouvoir – gouvernement, présidence – ont des positions claires quant au soutien à Taïwan par exemple, tout en reconnaissant toujours officiellement la politique d’une seule Chine. N’est-ce pas une position d’équilibriste et qu’en est-il des relations entre Prague et Pékin actuellement ?
« Depuis 2018, les relations sino-tchèques se sont détériorées. Entre-temps Prague a poursuivi son approfondissement des liens avec Taipei. Il y a eu un changement radical de politique avec le changement de gouvernement mais aussi celui survenu à la tête de l’Etat, avec le nouveau président Petr Pavel. Les relations avec Pékin ont surtout souffert au moment où l’agence national tchèque pour la cybersécurité a émis une alerte concernant les risques pour la sécurité nationale posés par les sociétés chinoises Huawei et ZTE. Ensuite, il y a la suspension d’un accord entre Prague et Pékin. Puis, Pékin a été extrêmement contrarié par le voyage à Taïwan du président du Sénat Miloš Vystrčil en 2020. Le fait que Prague soit intéressée par la poursuite de relations avec Taipei ne signifie toutefois pas que l’on ne va pas respecter la politique d’une seule Chine. Je pense que ces derniers temps, la Tchéquie cherche un nouvel équilibre dans ses relations avec Pékin. Le ministère des Affaires étrangères est actuellement en train de réviser les principes qui les régissent. Je peux vous dire que la nouvelle approche sera basée sur le triptyque de l’Union européenne qui considère la Chine à la fois comme un partenaire, un rival systémique et un concurrent économique. Mais ils vont certainement prendre en compte la position de l’OTAN qui voit la Chine comme un défi systémique. On est en recherche de ce nouvel équilibre et on peut très bien trouver cet équilibre avec Pékin tout en poursuivant une coopération dans des secteurs divers avec Taipei dans le même temps. »