Baissé de rideau sur le cinéma tchèque, 1939-1945

Filmstudios Barrandov (Foto: www.barrandov.cz)

Il y a 70 ans et une semaine, le 1er septembre 1939, débutait le conflit le plus meutrier que l’humanité ait jamais connu. Plus que jamais, la propagande devenait un moyen de guerre à part entière. Nous braquons aujourd’hui nos projecteurs sur le cinéma tchèque pendant l’Occupation, un monde sous étroite surveillance.

« Meurtre dans la rue Ostrovní ». Voici le titre du film, qui marque l’inauguration, le 15 janvier 1933, des studios de cinéma Barrandov, à Prague. Promis à une renommée internationale, ces studios ont été créés par Václav Havel, père du futur président de la République, et son frère Miloš. Leur activité se développe rapidement et ils emploient bientôt plus de 300 permanents, produisant environ 80 films par an.

Studios Barrandov,  photo: www.barrandov.cz
« Je me suis décidé à remettre le sort de la nation tchèque entre les mains du guide du peuple allemand. ». Le président tchèque Emil Hácha s’exprime le 16 mars 1939. L’occupation de la Bohême-Moravie vient de commencer et elle va bouleverser la vie des studios. Les moyens de propagande sont au cœur des préoccupations du Reich et les studios Barrandov passent sous contrôle allemand. La justification est simple : aryanisation des entreprises tchèques. Les Allemands pouvaient arguer que les Havel ayant reçu des fonds de la part de producteurs tchèques juifs pour développer les studios, ceux-ci étaient considérés comme société juive. Les studios d’Hostivař connaissent le même sort. En avril 1939, une liste de 162 films est interdit par la censure.

A Barrandov, les Allemands feront construire trois énormes plateaux, interconnectés sur 3 500 m2. La construction dure quatre ans, de 1941 à 1945 et pour les construire, les nazis utilisent des travailleurs forcés juifs, comme le rappelle Helena Krejčová dans son livre « Les Juifs dans le Protectorat ». Miloš Havel, qui continue à gérer les studios, emploie des écrivains tchèques pour leur éviter le travail obigatoire en Allemagne.

Veit Harlan - « La Ville Dorée »
En novembre 1941, ils créent la société Pragfilm, dépendante du konzern berlinois UFA. A cette date, il ne reste aucun studio de cinéma tchèque, à l’exception notable de Lucernafilm and Nationalfilm. Pourtant, alors que Prague s’impose, avec Berlin, comme le centre de propagande du Reich, cette même propagande nazie marche sur des œufs en Bohême. La force industrielle du pays est trop cruciale pour l’effort de guerre allemand. Hitler l’avait mentionné lors de propos de tables en 1942, il fallait bien traiter les ouvriers tchèques.

C’est la raison pour laquelle, le film de Veit Harlan, « La Ville Dorée », n’est pas diffusée dans les salles pragoises. Contenant des allusions anti-tchèques, il aurait pu soulever l’hostilité de la population. Ce film cristallisera le mécontentement de Goebbels. L’histoire est d’une moralité lénifiante : la jeune Anna Jobst habite un village de Bohême et rêve de passer une journée à Prague. Elle s’y enfuie, avec l’aide de sa gouvernante, mais son séjour se prolonge dans le drame. Enceinte et délaissée par son amant, elle n’ose plus revenir et finit par se suicider.

C’est Goebbels, qui imposera la version finale du suicide, jugeant l’héroïne indigne du sang allemand qui coulait dans ses veines. Notons au passage que le film reste un film de propagande. Son héroïne est une Allemande de Bohême et le réalisateur, Veit Harlan, avait déjà réalisé le « Juif Süss », en 1940, violemment antisémite et diffusé dans toutes les salles d’Europe.

Et puis Goebbels n’approuvait pas la couleur, ni l’acteur principal, qui dut être remplacé au pied levé... Mais si Goebbels est si nerveux face à La Ville Dorée, n’est-ce pas parce que l’action du film lui rappelle sa liaison passionnée et brusquement interrompue avec l’actrice tchèque Lída Baarová. Un amour extra-conjugal, qui le voit souhaiter divorcer d’avec sa femme. Devant le refus net de Hitler, Goebbels stoppera net sa relation avec Baarová. De retour à Prague, elle subira un double ostracisme, celui des autorités allemandes et celui de la population, qui la traite de collaboratrice. Emprisonnée après-guerre par le régime communiste, elle sera libérée et tournera encore dans les années 1950.

Une autre actrice tchèque, Anna Letenská, fut quant à elle une authentique martyr. Elle succombera à la répression consécutive à l’attentat contre Heydrich en mai 1942, car son mari avait aidé un médecin qui avait soigné l’un des membres du commando à l’origine de l’exécution du Reichsprotektor. L’histoire de son arrestation démontre le cynisme autant que le souci des apparences des nazis. Alors qu’elle tourne 'Přijdu hned' ('J’arrive'), la Gestapo fait irruption dans les studios et l’arrête. Ils la relâchent aussitôt et lui laissent finir le film. En août, elle est déportée et assassinée dans le camp de Mauthausen, en Autriche. Elle n’aura pas vu la première du film...

Vers la fin de la guerre, les studios pragois prennent encore de l’importance car les bombardements, qui frappent le Reich, empêchent les tournages à Berlin. La machine de propagande allemande tourne à plein et les espaces sont de plus en plus réduits pour la production de films tchèques destinés à un public tchèque. Quelques œuvres de valeur, et elles se comptent sur les doigts d’une seule main, verront pourtant le jour pendant la guerre. Citons « Papillon de nuit », un drame de František Čáp, ou encore Christian, réalisé par Martin Frič. On y retrouve Oldřich Nový, grand acteur tchèque des années 1940, qui s’exprimera, avec lucidité, sur la question du souvenir : « Les souvenirs sont généralement dommageables car ils abîment le passé et réduisent l’avenir ».

Au total, le cinéma tchèque sortira diminué de la guerre, au contraire de l’édition, qui, malgré l’occupation, aura connu une vitalité étonnante. A partir de 1948, les studios Barrandov sont réquisitionnés par le régime communiste. Mais c’est à la faveur d’une décennie de libéralisation, durant les années 1960, qu’une nouvelle vague de réalisateurs pourra redorer le blason du cinéma tchèque au niveau international. Une brèche impensable sous la férule nazie.