L’Epopée slave : un appel à l’unité des peuples slaves II

Photo: Štěpánka Budková

Depuis mai 2012, l’Epopée slave, l’œuvre majeure d’Alfons Mucha, un des maîtres de l’Art nouveau en peinture, est de nouveau exposée à Prague, au Palais des foires (Veletržní palác en tchèque). Kateřina Průšová est lectrice à la Galerie nationale de la ville de Prague et enseigne l’histoire de l’Art à l’Université anglo-américaine. Et c’est avec une grande gentillesse qu’elle a accepté d’être notre guide pour nous faire découvrir ce cycle de vingt tableaux. Cette deuxième partie de la visite nous permet d’entrevoir le talent de Mucha pour la mise en scène, son message pacifiste et finalement sa volonté de propager un message d’amour entre les peuples slaves.

Le couronnement de Stefan Uroš Dušan,  photo: Štěpánka Budková
Kateřina Průšová nous a déjà fait appréhender quelques-uns des thèmes majeurs du cycle de Mucha. L’Epopée slave, cette vision intimiste de l’histoire slave, née de ses discussions avec de nombreux intellectuels du début du XXe siècle et notamment avec celui qui est devenu le premier président tchécoslovaque Tomáš Garrigue Masaryk, regorge d’allusions à la franc-maçonnerie et présente les peuples comme porteurs de l’histoire. Les trois premières toiles de l’œuvre nous avait permis de nous familiariser à la mythologie slave, à l’origine de ces peuples. La visite continue avec les mises en scène de plusieurs souverains marquants, à commencer par une représentation du couronnement en 1346 de Stefan Uroš Dušan qui devient alors Empereur des Serbes et des Grecs, l’un des plus puissants souverains de son temps. Kateřina Průšová souligne la qualité de metteur en scène de Mucha, qui a assisté à la naissance du cinéma, un art qui a beaucoup influencé sa démarche :

Photo: Štěpánka Budková
« J’ai évoqué cette mise en scène digne d’un film. On peut très bien le constater pour le couronnement du tsar Stefan Uroš Dušan en tant qu’empereur des Serbes et des Grecs. Il se trouve ici au milieu du tableau et non pas au premier plan où l’on trouve des sujets qui portent une épée et des jeunes femmes qui sollicitent notre regard. Mais Stefan Uroš se trouve lui au second plan. Au plan suivant, on voit sa femme alors couronnée impératrice, puis son fils couronné roi des Serbes. C’est vraiment comme dans un grand film historique comme le Nibelungen de Fritz Lang. Mucha a travaillé comme un metteur en scène plutôt que comme un simple peintre historique. On sait que même aux Etats-Unis, il y a eu quelques producteurs qui ont voulu adapter ce cycle en film. On lui a proposé de faire le Notre père, un cycle qu’il a exécuté un peu plus tôt. Il faut donc souligner dans l’œuvre de Mucha ses qualités de cinéaste. »

Une scénographie, ainsi qu’un sens de la décoration poussé, que l’on retrouve quand il s’agit du puissant roi des Bulgares Simeon Ier au Xe siècle ou d’Otakar II de Bohême, un des plus illustres représentants de la dynastie des Přemyslides. Roi guerrier, fondateur de nombreuses cités, il meurt en 1278 alors qu’il avait prétendu au trône du Saint-Empire romain germanique.

Jan Milíč de Kroměříž,  1916
Mucha s’attaque ensuite à un nouveau triptyque ayant pour thème l’histoire hussite, ce mouvement annonçant le protestantisme, critique du faste de l’Eglise catholique romaine. Les trois scènes représentent autant de prêcheurs célèbres, à commencer par Jan Milíč de Kroměříž, que nous présente Kateřina Průšová :

« Jan Milíč de Kroměříž était un prêcheur qui a converti des prostitués et les a persuadées de devenir religieuses. Il a donc fondé un monastère sur le lieu d’une ancienne maison close dans la rue Konviktská à Prague. On voit les anciens prostitués, habillées dans des vêtements blancs, qui déposent leurs bijoux et leur jolie robe. Cet évènement se passe en hiver et la neige fond comme pour annoncer le printemps. On voit aussi la construction de ce nouveau monastère qui peut être lu dans le cadre de la franc-maçonnerie. »

La seconde partie de ce triptyque est une toile aux dimensions impressionnantes qui met en scène Jan Hus, le fondateur du mouvement hussite, admiré par Mucha et par Masaryk :

« Le second tableau est très grand et représente Jan Hus penché à la tribune de la chapelle de Bethléem. Celle qu’on peut voir aujourd’hui à Prague est une reconstitution construite dans les années 1950 et s’inspirant du modèle du Moyen-âge qui a été détruit. C’est une construction gothique tardive. Mucha ne connaissait pas la construction originale. Dans ce tableau, Mucha veut montrer que Jan Hus prêchait pour tout le monde, pour toutes les classes sociales. Donc on voit les plus pauvres côtoyant les plus riches avec, par exemple, la reine Sophie, l’épouse de Venceslas IV, lui-même fils de Charles IV, qui admirait beaucoup Jan Hus. »

L’œuvre qui clôt cette série représente le prêtre Václav Koranda, qui appelle les hussites à prendre les armes. La guerre est ainsi le sujet de la composition des trois nouvelles toiles qui se présentent ensuite au spectateur. Et Mucha choisit un angle original : il ne montre pas la bataille mais le désespoir qui s’ensuit, pour les vaincus comme pour les vainqueurs, à l’image de ce tableau qui représente la bataille de Grunwald :

La bataille de Grunwald,  photo: Štěpánka Budková
« Cet évènement a lieu après la bataille de Grunwald en 1410. C’est une bataille très importante pour l’histoire polonaise, où l’armée polonaise conduite par Ladislav II Jagellon, alliée aux Lituaniens a gagné sur les chevaliers de l’Ordre teutonique. D’après certains historiens, ils étaient soutenus par Jan Žižka, le chef guerrier des Hussites. Malgré la victoire, Mucha ne nous montre pas la bataille mais ce qui se passe après pour insister sur cette catastrophe. »

Pour Mucha, la guerre ne sème que destructions et malheurs et son pacifisme s’exprime encore avec l’hommage rendue à Petr Chelčický qui appelle à ne pas venger le sang par le sang après la destruction du village de Vodňany, ou encore quand il met en scène l’héroïsme suicidaire du prince croate Nikola Šubíc Zrinski défendant la ville hongroise de Szigetvár, finalement détruite par les Turcs, dans une composition où tout annonce la mort environnante. Mucha revient ensuite à l’un de ses thèmes de prédilection : les Frères tchèques et l’importance du développement de la connaissance qui mène à l’émancipation. Kateřina Průšová :

L’école des Frères tchèques à Ivančice,  photo: Štěpánka Budková
« Ici, on voit l’école des Frères tchèques à Ivančice. C’est la ville en Moravie où Mucha est né. Ici, des intellectuels sont en train d’imprimer en cachette la Bible de Kralice. Plus tard, secrètement, cette imprimerie a été déménagée à Kralice où son impression a été complétée. La Bible de Kralice, qui est une très bonne traduction, était le livre principal des Francs-maçons et un exemplaire de cette Bible se trouvait dans toutes les loges maçonniques du pays. »

L’avant-dernier tableau du cycle, « le Serment d’Omladina », que Mucha, surpris par la critique à l’encontre d’une œuvre qu’il pensait moins polémique, n’a pas terminé, est également fort d’une thématique franc-maçonnique puisqu’elle semble en présenter un rituel. La toile qui fait suite à l’impression de la Bible de Kralice est quant à elle dédiée au grand pédagogue Comenius (Jan Amos Komenský), membre des Frères moraves, un mouvement lié aux Frères tchèques, un intellectuel très respecté de Mucha et de Masaryk. C’est d’ailleurs le seul tableau que le peintre signe de son nom :

Jan Amos Komenský,  1918
« Il nous montre la mort de ce sage qui, d’après les sources de Mucha, serait mort à la mer. Il se serait laissé porter à la mer, dans les Ardennes, aux Pays-Bas, pour observer l’océan et on s’aperçoit que la ligne du corps de Comenius qui vient de mourir touche à la fois, le ciel, la mer et la terre. »

Comme bien souvent, Mucha s’affranchit de la réalité historique ou plutôt géographique puisqu’il n’y a pas la mer dans les Ardennes. Il nous fait encore voyager quand il nous emmène en Grèce, au sein du monastère du mont Athos, où il mêle à nouveau surnaturel et réel dans la représentation magique d’un lieu qui l’a beaucoup impressionné. On part ensuite en Russie pour l’abolition du servage, symbole d’une libération qui ne s’accompagne pas forcément d’une émancipation. Kateřina Průšová :

« Ce tableau qui représente l’abolition du servage en Russie a été très apprécié par le mécène de Mucha, Charles Richard Caine, qui était un grand russophone et il lui en a d’ailleurs peint une version réduite. Pour réaliser ce tableau, Mucha a voyagé en Russie en 1913. L’abolition du servage a eu lieu plus tôt dans les années 1860. Mucha a été très surpris d’être témoin du fait que les gens ne semblaient pas savoir à qui ‘ils appartenaient’ et ils ne savaient pas que faire de leur liberté nouvelle. C’est ce qu’il a voulu transmettre. »

L’Apothéose des Slaves,  photo: Štěpánka Budková
Une émancipation, que le tableau qui achève le cycle de Mucha, semble symboliser : l’Apothéose des Slaves. Il s’agit d’un résumé de l’Epopée slave, une composition foisonnante, un festival de couleurs, représentant chacune une époque de l’histoire slave, de personnages, de symboles religieux comme franc-maçonniques ou encore de scènes diverses, avec une cérémonie religieuse ou les conséquences de la Bataille de la Montagne blanche, lorsqu’en 1621 les Tchèques perdent leur souveraineté pour plusieurs siècles.

L’œuvre tout entière symbolise le lent chemin des nations slaves en vue de leur unification et souhaite refonder les bases d’un imaginaire collectif propre à tous ces peuples. Très critiquée pour son anachronisme, l’Epopée slave sera également bannie par les nazis, qui ne peuvent accepter cette représentation d’une entité slave, qui se serait construite contre l’entité germanique. Elle ne trouvera pas non plus grâce aux yeux des communistes qui lui reprochent son mysticisme. Finalement, le cycle de Mucha n’a été réhabilité qu’à une époque très récente comme le note Kateřina Průšova :

« Je pense qu’avec la pensée postmoderne, nous sommes désormais prêts à accepter que différents styles puissent coexister en même temps. Aujourd’hui, nous sommes prêts à accepter ce cycle et à comprendre ses messages d’amour, de concorde, ses idées franc-maçonniques. Avant, on reprochait à ce cycle d’être trop ‘XIXe siècle’, de ne pas être assez moderne. »

L'Epopée slave d'Alfons Mucha est exposée au Palais des foires (Veletržní palác) dans le quartier d'Holešovice à Prague jusqu'à la fin du mois de septembre 2013.