Boualem Sansal : « S’il n’y avait pas eu de guerre dans mon pays, je n’aurais pas écris »

Boualem Sansal est un écrivain pour lequel la littérature est un outil nécessaire à l’amélioration du monde. Né en 1949 en Algérie, il est aujourd’hui censuré dans son pays et ses livres ne paraissent qu’à l’étranger. Ses romans sont très appréciés, notamment en Europe de l’Ouest où l’auteur a déjà reçu plusieurs prix littéraires. Les lecteurs tchèques ont désormais, eux aussi, la possibilité de lire la traduction tchèque de son roman « Le village de l’Allemand » qui lui a valu le Prix des Libraires allemands. Il en a été question dans un entretien que l’écrivain a accordé à Radio Prague et dont voici la première partie.

Boualem Sansal
A en croire votre biographie, vous n’avez commencé à écrire qu’en 1997 donc presque quinquagénaire. Pourquoi si tard et quelle a été l’impulsion décisive qui vous a lancé dans l’écriture ?

« L’impulsion, c’est l’état de guerre. L’Algérie a sombré dans une guerre civile à partir de 1990-1911 et donc, pendant cette décennie, on s’interrogeait beaucoup. Nous nous sommes mobilisés avec des amis pour essayer d’ abord, de comprendre puis, de participer d’une manière ou d’une autre au règlement de la crise. Nous avons donc formé un petit groupe de dix puis nous sommes passés à vingt et à quarante. Il y a avait là-dedans des intellectuels, des écrivains dont deux de mes grands amis. Il y avait aussi des avocats, des gens spécialisés dans les droits de l’homme, quelques hommes politiques. On essayait de comprendre ce qui se passait, on essayait de militer. Nous ne savions pas comment puisque nous ne sommes pas des hommes politiques. Chacun avait sa méthode : certains utilisaient les livres, d’autres écrivaient des articles dans les journaux, en Algérie, en France et ailleurs. Nos avocats faisaient un peu de diplomatie et contactaient des missions internationales. On s’est partagé les rôles. Mais je crois que dans tous les pays de l’Est on a connu ça, évidemment. »

Vous avez dit : « Je fais de la littérature. Pas la guerre », mais vous êtes quand même un écrivain qui aborde d’importants problèmes politiques. Quelle est la place de la politique dans votre œuvre?

Franchement, s’il n’y avait pas eu de guerre dans mon pays, je crois que je n’aurais pas écrit.

« Je crois que dans mon oeuvre et dans mon travail il n’y a que de la politique. Sinon je n’aurais pas de raison d’écrire. Franchement, s’il n’y avait pas eu de guerre dans mon pays, je crois que je n’aurais pas écrit. Je suis un scientifique. J’ai fait des études d’ingénieur et je suis économiste. J’étais très engagé dans les entreprises dans lesquelles je travaillais. J’écrivais, mais dans mon domaine, en tant qu’ingénieur qui enseignait et qui était à la fois chercheur. En tant qu’économiste ingénieur, j’ai travaillé sur des questions un peu spéciales. Ma vie était très remplie. Je ne ressentais pas le besoin d’écrire, même si j’étais quelqu’un qui adorait lire et qui a toujours été un très grand lecteur. Mais cette guerre civile qui était mystérieuse et complexe a posé des problèmes énormes et pas seulement économiques, mais des problèmes philosophiques, religieux, sociaux en relation avec le monde. On avait besoin d’autres instruments pour comprendre. Et on savait bien que l’écriture était importante. »

L’écriture peut devenir donc un instrument politique. Est-ce un instrument efficace ?

« On est obligé, de toute façon, de passer par l’écrit. On est ensemble, on parle, on prépare des papiers qu’on doit envoyer à l’ONU, à des gouvernements, au gouvernement algérien, à des partis politiques. Et on découvre que quand c’est bien écrit et bien argumenté, quand c’est bien fait, l’impact est fort. »

Dans votre premier roman « Le serment des barbares » vous donnez une image critique de la situation en Algérie. Que pouvez-vous dire sur le sujet de ce roman et quelles réactions a-t-il suscitées ?

« Ce livre a été très mal reçu parce que à l’époque nous étions en pleine guerre et les gens ne comprenaient pas ce qui se passait en Algérie. Nous-mêmes, on ne comprenait pas. Quand nous prenions des contacts avec des ambassades étrangères, lorsque nous écrivions au Parlement européen, au Parlement français, à des ministres, on nous disait qu’on ne comprenait pas ce qui se passait dans le pays et qu'on ne savait pas qui devait être aidé. Nous avons donc fait ce travail de décryptage et d’explication. C’est moi qui ai été chargé de ce travail. Et il fallait dire les choses comme elles étaient, c’est-à-dire faire un travail d’expert. Nous devions dire si c’était bon ou non et dire qu’il y avait une dictature dans notre pays. Quand j’ai tiré un roman de ce travail qui a duré plusieurs années, ça a évidemment beaucoup, beaucoup déplu à mes compatriotes. Quand on critique la culture des gens, on dénonce aussi leurs traditions parce que la violence dans laquelle on vit vient de quelque part. Elle ne vient pas du ciel. Il y a la dictature bien sûr, mais il y a aussi une culture, une tradition. Alors ils ont dit : Nous on n’est pas comme ça. Il a été très, très mal reçu ce livre. »

Vous êtes venu à Prague pour présenter aux lecteurs la traduction tchèque de votre roman Le village de l’Allemand ou le Journal des frères Schiller. Quelle est la place de ce roman dans l’ensemble de votre œuvre ?

« C’est effectivement un livre à part dans mon travail mais seulement en apparence. Bien avant la guerre, dix ans avant que ne commence la guerre civile en Algérie j’ai fait la connaissance de ce village. J’ai visité ce village où vivait un Allemand ; un ancien SS à la vie très aventureuse qui m’a raconté son histoire. Il est parti d’Allemagne vers l’Egypte et il est venu en Algérie où il a participé à la Guerre de libération. C’était dans les 1980 et cela est resté dans ma tête. Cela m’a poussé à lire des choses sur la Deuxième Guerre mondiale, sur les Allemands, sur le nazisme et à la découverte de la shoah - vingt années de travail sur la shoah, etc. Et puis la guerre civile arrive dans mon pays et je découvre en route, pendant cette guerre, quand je travaillais avec des amis, des similitudes étranges entre le nazisme et l’islamisme dans certains pays et dans certains types d’islamisme qui sont de véritables fascismes à la base et des idéologies. J’ai cherché à savoir si ce sont seulement des fascismes qui se ressemblent ou s’ils ont une histoire commune. Et j’ai trouvé des liens historiques qui sont connus et très documentés même si l’on en parle très peu. Donc finalement, on peut le lire comme un livre sur la shoah seulement mais si on le prend sous l’angle de l’islamisme que j’ai décrit dans ce roman et qui est quand même au cœur du roman, c’est un roman dans la lignée des autres. L’étrangeté c’est qu’il y a une grande partie sur la shoah. C’est un événement immense. Il s’est passé une fois et la question se pose : Est-ce qu’il peut encore avoir lieu ? »

Les éditeurs tchèques ont-ils eu la main heureuse lorsqu’ils ont choisi ce roman pour vous présenter aux lecteurs tchèques et vous lancer sur le marché du livre tchèque ?

« Oui, j’imagine. Le roman a eu beaucoup de succès. Il a beaucoup interpellé les gens parce que chacun s’est reconnu dans ce livre. Les Allemands évidemment, les Français s’y sont reconnus par rapport au pétainisme et à la Guerre d’Algérie et ses violences. Dans les pays de l’Est on s’y reconnaît parce que, évidemment, beaucoup de gens ont participé à la dictature et au fascisme stalinien et ont opprimé les autres. Voilà, tout le monde se reconnaît un peu dans cette histoire où il y a des fascismes d’Etat qui s’installent, qui martyrisent la population et qui font ce que j’appelle « le génocide blanc ». Ils détruisent les gens sans les tuer par le lavage de cerveau. Ils les dépouillent de leurs vies et en font des automates. »

( La seconde partie de cet entretien sera présentée dans le cadre de cette rubrique samedi 2 juin. )