Claude Lanzmann : « Le livre d'Artur London a été un choc absolu »

Claude Lanzmann

Le 6 mars dernier, le réalisateur de Shoah, Claude Lanzmann était à Prague pour présenter le documentaire de son ami décédé prématurément, Bernard Cuau. Ce film, inédit en République tchèque, intitulé, « Les mots et la mort : Prague au temps de Staline » date de 1995 et évoque de manière très personnelle les procès politiques dans les années 1950 en Tchécoslovaquie. Pour Claude Lanzmann, cet intérêt de son ami pour ce sujet vient du fait qu’il avait profondément compris l’horreur de ces procès, et avait en outre connu personnellement Marta Slanská, la femme de Rudolf Slanský, un des condamnés à mort. Pour Radio Prague, avant de repartir pour Paris, il a bien voulu évoquer le documentaire et les procès, mais aussi un des ses films.

« Ce qui a été décisif pour moi, c’est le livre d’Artur London, L’Aveu. Ce livre m’a complètement bouleversé, complètement convaincu de la justesse absolue de ce que London disait et donc du mensonge radical des procès. Ce qui était très étonnant, c’est que cet homme qui avait littéralement abandonné par tout ce qu’il aimait, par tous les idéaux qu’il avait eus, qu’on avait condamné – non pas à mort puisqu’il est un des trois à ne pas avoir été condamné à mort – pour sionisme, en vérité par antisémitisme, et j’ai vu que London entreprenait d’une certaine façon de se relier au judaïsme. Puisqu’on le faisait juif malgré lui, autant le devenir de sa propre volonté. »

Je crois savoir que c’est vous qui avez parlé d’Artur London et Lise London à Costa-Gavras, ce qui lui a donné l’idée du film…

« Je ne sais plus cela. On a tous connus London. Au moment où le livre est paru, ça a été un choc absolu. Pour la première fois, on avait un des personnages du procès, comme un des personnages des procès de Moscou sauf que personne n’a témoigné pour ceux-ci, qui a été capable d’écrire un livre et de raconter comment on les avait complètement conditionnés, comment on les avait détruits physiquement d’abord en les empêchant de dormir. London raconte cela très bien : quand le procureur pose une question, il lit la question qu’il pose et celui qui répond a appris par cœur la réponse. Il y a ce terrible procureur, Urválek, qui lit un texte qu’il aboie littéralement. C’est un procureur bouché qui s’inscrit dans la lignée des procureurs bouchés comme Freisler en Allemagne à propos du complot du 20 juillet contre Hitler. J’ai lu ici, horrifié, que Urválek avait continué sa vie administrative, qu’il n’a jamais été inquiété. C’est un homme que je pourrais tuer de mes propres mains. »

Vous disiez qu’avant de revenir à Prague vous aviez revu le documentaire. Je ne sais pas combien de temps s’était écoulé depuis la fois précédente, mais est-ce que votre regard avait changé dessus ?

« Non, je l’ai trouvé encore plus beau qu’avant, beaucoup plus fort, beaucoup plus mystérieux. Parce que même si Bernard Cuau n’a pas eu de très grands moyens pour le faire, à un moment donné, on voit quelle est sa problématique, comment c’est lui qui parle quand il fait de longs travellings dans les couloirs de la prison de Ruzyně. Cuau était un homme qui était du côté du désespoir absolu. »

J’aurais aimé évoquer votre documentaire, « Un vivant qui passe ». Dans la somme de témoignages que vous avez recueilli pour « Shoah », vous n’aviez pas utilisés un des entretiens, avec un Suisse, Maurice Rossel, délégué du Comité International de la Croix Rouge. Il est allé pendant la guerre, à Auschwitz, et aussi à Terezín, près de Prague, un camp qui avait élevé en une espèce de ghetto modèle par les nazis. Comment l’avez-vous rencontré ?

« Rossel ne voulait pas parler en fait, ne voulait pas me voir. J’ai insisté pendant des années. Et un jour je suis arrivé chez lui sans le prévenir, en Suisse. J’ai pris un air très gentil et je lui ai dit ‘excusez-moi je n’ai pas pu vous téléphoner, mais ça ne durera pas longtemps’. J’ai commencé à lui parler très doucement d’autre chose. Une des questions centrales de toute cette histoire, une des questions centrales de Shoah, c’est ‘qu’est-ce que c’est que savoir ?’ Rossel a en effet été à Terezín, et s’est laissé prendre à ses propres préjugés antisémites, parce qu’il était fatalement du côté des forts. Il a fait un rapport rose sur ce qu’il avait vu. Il n’a rien vu. Il n’a pas été capable de voir. Ce qui est frappant, c’est qu’il dit que s’il devait réécrire ce rapport aujourd’hui, il écrirait le même, sachant ce qu’il a appris depuis. Ce n’est pas une attitude très sérieuse. »