« Je vous salue salope » : quand la violence en ligne est synonyme de misogynie
Présenté en République tchèque dans le cadre de « Jeden svět » (One World), le festival du film sur les droits de l’homme, le documentaire québecquois « Je vous salue salope: La misogynie au temps du numérique » dénonce le cyberharcèlement subi par les femmes à travers le monde. En compétition dans la catégorie « Social Media », ce long-métrage réalisé par Léa Clermont-Dion et Guylaine Maroist met en lumière les formes de violences et agressions en ligne dont les femmes sont parfois victimes.
Le cyberharcèlement contre les femmes peut avoir des conséquences graves sur la santé mentale, la sécurité et la vie professionnelle de leurs victimes. Un phénomène dénoncé par Guylaine Maroist et Léa Clermont-Dion dans le film présenté lors de « One World », le grand festival du film sur les droits humains dont la 25e édition, qui s’est tenue à Prague et dans vingt-six autres villes tchèques, s’achève ce dimanche 2 avril.
Dans le film, quatre femmes témoignent de ce qu’elles ont vécu et subi. Parmi elles : Marion Séclin, vidéaste, réalisatrice et militante féministe française :
« Le documentaire a été réalisé par une agence de production québécoise et son titre français est ‘Je vous salue salope’. J’aime ce titre car il a l’avantage de dire avec beaucoup d’honnêteté ce dont on parle. Les gens ont tendance à enrober ce sujet d’une couche de sucre alors que l’on parle de violences, d’insultes sur Internet. Personne ne se rend compte de ce à quoi cela peut ressembler. Il y aussi ceux qui disent que ce phénomène n’a lieu que sur Internet, que ce n’est pas la vraie vie et qu’il ne peut pas avoir d’impact. Mais ce documentaire envoie un message clair : le cyberharcèlement peut être particulièrement violent pour les victimes, d’autant plus pour les femmes. Elles peuvent recevoir des menaces de viol, de mort et des insultes sexistes fondées sur leur apparence. »
Un phénomène global
Beaucoup de femmes qui sont des personnalités publiques, qui s’expriment sur des questions politiques ou sociales ou qui appartiennent à des minorités, sont particulièrement vulnérables au cyberharcèlement. Et c’est tout cela que montre ce documentaire : Kiah Morris, ex-représentante démocrate américaine, Laurence Gratton, enseignante québécoise, Laura Boldrini, politicienne italienne, et, donc, Marion Séclin ont toutes été victimes de cyberagressions.
« Ce documentaire vise à montrer que des femmes d’âge, de culture, d’origine sociale ou de profession différents ont un point commun à travers le monde : elles ont des choses à dire et s’expriment. Et c’est pour cette raison qu’elles se font cyberagresser partout sur les réseaux. Internet est la vraie vie, car lorsque l’on est une femme et que l’on veut prendre la parole, on n’échappe pas à la misogynie qui nous poursuit. »
En 2015, l’ONU estimait que 73 % des femmes dans le monde étaient exposées à de la violence sur Internet, notamment au harcèlement. En 2021, une étude menée par l’Union européenne révélait que 47% des femmes européennes déclaraient avoir été victimes de cyberharcèlement au moins une fois dans leur vie. Un double standard qui impacte la manière dont les personnalités féminines publiques sont médiatisées et traitées sur les réseaux sociaux :
« Je pense qu’il serait dommage de penser qu’Internet n’est que modernité et futur, dénué de toutes les choses sales de la société. Internet, c’est comme la rue : un endroit où il est possible de faire ce que l’on veut. La violence des hommes et leurs injonctions poursuivent les femmes sur Internet. Dans la manière dont les femmes sont traitées dans l’espace public, il y a toujours ce double standard énorme, même dans les pays où les femmes possèdent les mêmes droits que les hommes. Les femmes sont jugées sur des détails sur lesquels on ne jugerait jamais un homme : l’apparence, le physique, la sexualité. Internet n’est que le reflet de ce monde. »
« Le but du harcèlement, c’est la terreur. Ce n’est pas réellement une volonté de venir nous tuer, de nous violer ou de nous pousser au suicide. C’est plutôt une façon de nous faire peur en utilisant tous les moyens d’intimidation pour nous faire taire. Trouver notre adresse ou notre numéro personnel pour les rendre publics peut nous mettre danger, car le cyberharcèlement déborde très vite dans la réalité. »
Où en est-on en Tchéquie ?
Selon une enquête menée en 2020 par l’Institut pour la recherche sur les médias (IMR), plus de 40 % des femmes tchèques ont été victimes de harcèlement en ligne. Parmi celles âgées de 18 à 29 ans, ce chiffre monte même à 60 %. Les adolescents et les jeunes adultes, hommes et femmes compris cette fois, sont les plus touchés par ce phénomène. L’étude « Cyberharcèlement contre les adolescents tchèques : le rôle du genre et de l’âge », publiée en 2018, montre que les filles sont davantage susceptibles d’être victimes de cyberharcèlement que les garçons.
« Cette violence ne peut pas rester impunie, comme celui ou celle qui la subit n’en sort pas indemne. Des générations de femmes auront beaucoup moins de temps pour se battre dans des conditions correctes. Les femmes représentent la moitié de la population. Je pense qu’à un moment, notre patience aura des limites. Il ne s’agit pas seulement de traduire cette violence en des termes légaux. Il faut faire des lois pour lutter, certes, mais ce serait bien aussi de faire en sorte que cela n’existe pas, qu’aucun homme ne puisse menacer une femme de viol sans que son ordinateur l’en empêche. Dès la petite enfance, il faut sensibiliser et expliquer que le civisme ne réside pas uniquement dans le fait d’aller voter le dimanche ou de dire bonjour à la boulangerie. Le civisme est aussi sur Internet. Il faut aussi beaucoup de mesures punitives pour que n’importe quel adolescent de 16 ans qui écrit une insulte à une féministe depuis son garage soit sanctionné. Il ne faut pas que le cyberharceleur se sente intouchable derrière son écran. »
« Eduquer sans changer les lois ne sert à rien »
Le documentaire met en avant les limites que les législations nationales ont encore face au phénomène de cyberharcèlement. Il montre qu’il peut être difficile d’identifier l’auteur présumé d’une cyberagression, en particulier s’il utilise des moyens de dissimulation ou d’anonymat en ligne. En République tchèque, la législation ne couvre pas toutes les formes de cyberharcèlement, en particulier les formes plus subtiles ou moins évidentes.
Depuis quelques années, les autorités tchèques ont adopté des lois relatives au harcèlement en ligne et plus largement à la sécurité sur Internet. Le cyberharcèlement est considéré comme un délit selon la loi sur la protection contre la violence et le harcèlement. Adopté en 2014, ce texte définit le harcèlement comme une forme de violence psychologique et émotionnelle qui peut causer des dommages importants à la victime. Un délit passible d’une peine d’emprisonnement maximale de trois ans et d’une amende. La peine peut être alourdie si le harcèlement vise un mineur ou s’il implique des menaces ou de la violence physique. En 2019, la loi a accentué la protection de la vie privée en criminalisant le revenge porn et d’autres formes de harcèlement en ligne.
« Beaucoup de gens pensent que les combats sont hiérarchisés dans le féminisme et que l’on peut laisser des choses de côté. C’est le cas en France par exemple, lorsque l’on débat sur le langage inclusif. Mais il n’y a pas de priorité. Nous devons mener tous les combats sur le même front. Changer les lois sans éduquer et, inversement, éduquer sans changer les lois, ne sert à rien. On ne peut pas envisager les actions de manière individuelle. En France, je travaille avec l’Assemblée nationale pour mettre en place des lois et des démarches efficaces pour les jeunes filles. Nous travaillons pour faciliter les accès à des mécanismes de protection et des mesures punitives. Lorsque j’en ai l’occasion, je fais aussi de la prévention dans les écoles. »
Prévenir plutôt que guérir, sensibiliser le jeune public aux agressions en ligne, c’est ce que propose le documentaire afin de lutter efficacement contre le cyberharcèlement.