Comment adapter à l'écran le chef d'oeuvre de Bohumil Hrabal
«Moi qui ai servi le roi d'Angleterre», le roman majeur de l'écrivain Bohumil Hrabal et de toute la littérature tchèque du XXe siècle, sera porté à l'écran. Cette entreprise risquée a été confiée au réalisateur Jiri Menzel qui peut être considéré comme un spécialiste des adaptations des oeuvres de Hrabal pour le cinéma. Un de ses films basés sur les écrits de Hrabal, "Les trains étroitement surveillés", a obtenu un Oscar. Avec le roman "Moi qui ai servi le roi d'Angleterre", il se hasarde cependant sur un terrain bien périlleux.
Jiri Menzel: "Cela doit être un peu différent des films que j'ai déjà tourné d'après les romans de Hrabal, comme par exemple "La Chevelure sacrifiée". Hrabal lui-même a écrit ce roman un peu plus tard et la forme doit être appropriée. Dans les films précédents, il y avait pratiquement l'unité de lieu et aussi l'unité des personnages. L'adaptation en était d'autant plus facile. Cette fois-ci, il s'agit d'une mosaïque de divers récits. "Tresser" tous ces récits en un film (Hrabal disait toujours " il faut en faire une tresse") est donc extrêmement difficile, d'autant plus difficile que j'ai été obligé de le faire sans lui. Je manquais beaucoup de partenaire. C'est pourquoi la rédaction du scénario m'a pris beaucoup de temps."
Rarement le génie du narrateur Hrabal a été tellement à son aise comme dans ce roman, rarement sa plume a été si leste, si drôle et si poétique, rarement ses descriptions ont été si évocatrices. Dès le premier chapitre, l'écrivain et son lecteur sont pris du même vertige, sont emportés par le courant irrésistible du récit, par la parole souveraine du maître qui est au sommet de son inspiration.
Il nous raconte la vie de Jan Dite, un garçon de café, devenu traître, puis millionnaire, pour finir parmi les proscrits. Cet homme de petite taille, presque inculte, un homme ordinaire mène une vie hors du commun. Son coeur est plein d'espoir, mais il va de déception en déception. Il est exposé aux grandes secousses historiques qui ont ébranlé l'Europe centrale au XXe siècle : la Deuxième Guerre mondiale, la victoire du régime communiste, la prison et le bannissement en marge de la société. Bien qu'il cherche à vivre en dehors de ses événements, il ne s'en heurte pas moins aux méandres de l'histoire. Cent fois écrasé, piétiné, il se relève toujours pour pousser son chariot, pour poursuivre sa petite destinée individuelle et pour parvenir finalement à une liberté, à une sagesse.
Comment faire un film de ce roman riche et flamboyant, quelles scènes, quels personnages faut-il éliminer, quelle méthode utiliser pour ne pas détruire la force et le charme de cette eouvre magistrale ? Kristian Suda du studio de cinéma de Barrandov, a supervisé la rédaction du scénario. Il estime que le réalisateur a trouvé la seule méthode possible pour adapter le roman de Hrabal.
Kristian Suda: "Je trouve qu'il y a dans la littérature tchèque trois livres que nous lisons d'une façon assez superficielle: "Les Contes de Mala Strana" de Jan Neruda, "Les aventures du Brave soldat Chveik" de Jaroslav Hasek et "Moi qui ai servi le roi d'Angleterre" de Bohumil Hrabal. De nombreux lecteurs prennent le livre de Hrabal pour une foire aux sensations, foire aux hasards et connotations fantasques, et ne cherchent pas une interprétation véritable de ce texte. Pourtant ce qui est spécifique et étonnant dans ce roman, c'est ce mélange constant du propos d'auteur et de la narration d'une historie. C'est la dernière partie du livre qui est la clé pour comprendre cet aspect spécifique. A la fin du livre, un vieil homme se pose des questions sur le sens des étapes de sa vie et sur la condition d'un simple individu aux prises avec les événements historiques. Et c'est cette clé qui a été utilisée, non sans risque, par Jiri Menzel, qui a construit le scénario comme un retour en arrière, comme un effort du héros du film de revenir en mémoire sur certaines périodes, certains contextes et certains personnages.
Le scénario part du moment où le héros vieillissant quitte la prison et se réfugie dans la solitude, dans les forêts de la Sumava. Il voit défiler devant son regard intérieur les personnes qu'il connaissait dans le passé et commence à reconstituer leurs vies. Les années vingt, les années trente, sa carrière dans l'hôtellerie, le chaos de la guerre mondiale. Mais on y voit aussi quelques séquences documentaires authentiques qui illustrent de diverses périodes. Des bribes des images d'actualités cinématographiques qui ouvraient jadis les séances au cinéma, y suppléent les circonstances historiques. Ces courtes séquences documentaires et authentiques permettront aussi au réalisateur de rythmer son discours."
Le personnage principal sera incarné par deux acteurs. Le rôle de Jan Dite, jeune homme, sera joué par Ivan Barnev, comédien bulgare qui a déjà collaboré avec Jiri Menzel au théâtre, et le rôle du héros vieillissant a été confié à Oldrich Kaiser, artiste qui, en dehors d'un grand talent comique, possède également le don d'être convaincant. On aimerait voir sur l'écran la plupart des épisodes du roman, mais le réalisateur se rend compte que ce serait une grande erreur.
Selon Kristian Suda, il a fallu sacrifier une grande partie du chef-d'oeuvre de Hrabal : "L'ampleur épique du roman a été considérablement réduite, parce que la durée du film ne pourra pas dépasser 120 minutes au maximum. Je pense que beaucoup de spectateurs seront déçus par l'absence de certaines scènes. Moi, par exemple, je déplore qu'on n'ait pas retenu la séquence où Jan Dite vient chez un couturier pour qu'on lui fasse un habit, et il se retrouve dans une boutique tout à fait fantasque où sont accrochés des habits de nombreux personnages célèbres. Le scénario du film est achevé, mais jusqu'au dernier moment la quantité du matériel sera plus grande que les possibilités de la mise en scène. Le tri est donc nécessaire, et il faut réfléchir jusqu'au dernier moment pour sauver le sens profond de l'oeuvre, afin que le film ne se réduise pas à une simple illustration."