CzechMarket #4 – Splendeurs et misères des entreprises françaises en République tchèque
Pour le quatrième volet de notre série consacrée au marché tchèque, nous vous proposons de rencontrer une personne qui connaît le milieu des affaires pragois comme sa poche : Pascal Felmy. Arrivé à Prague en 1994 en qualité d’expert-comptable, il est appelé l'année suivante à développer Mazars, actuellement numéro 5 des cabinets d’audit en Europe. Dix années et une carrière en fusion-acquisition plus tard, il rejoint Anderson Willinger en tant qu’associé, un cabinet spécialisé dans le recrutement de cadres supérieurs en Europe centrale et orientale, dont le siège est à Prague. À tout juste 50 ans, Pascal Felmy a un long parcours derrière lui et un tas d’histoires à raconter.
« Ce qui m’a plu chez Guérard Viala, c’était la personne déjà, mais aussi son projet : on se retrouvait à deux jeunes de moins de trente ans à faire à peu près ce qu’on voulait, et c’est ce qui s’est passé pendant trois ans : tant qu’on ne coûtait pas trop cher au siège, ils nous laissaient faire. »
A votre arrivée chez Mazars, où en était le cabinet ?
« Il avait été ouvert deux-trois ans auparavant et comptait beaucoup de pertes. Pas mal de Français étaient là en intérim, et l’idée du directeur à l’époque était d’embaucher des locaux. Or moi, avec mon année d’ancienneté à Prague, j’étais devenu un local. En trois ans, on est passé d’une douzaine d’employés à quarante-cinq environ, puis Mazars a continué de grandir. Il y avait plein d’opportunités, on faisait parfois jusqu’à trois propositions de missions par jour. C’est extraordinaire pour des gars d’une trentaine d’années de développer un cabinet dans ces conditions. Les lunettes de soleil, les cheveux dans le vent, on était jeunes et fous. Trois ans plus tard, à force de brûler la mèche par les deux bouts, nous sommes tous les deux partis à peu près au même moment. »
Par rapport aux lois et à l’administration : dans quel environnement avez-vous travaillé ?
« C’est une bonne question et c’est facile d’y répondre, car l’environnement comptable a été mis en place par l’Ordre des experts-comptables français, donc c’était le même plan à quelques exceptions près. Ensuite les Tchèques l’ont un peu passé à la moulinette mais ce n’était pas problématique. La législation en était à ses débuts : on n’avait pas quinze volumes comme en France mais un petit deux cents pages. »« Ce qui est plus intéressant, c’est la manière dont les locaux comprenaient la législation. Par exemple, au début on avait surtout des clients à Prague, donc on les conseillait en fonction de ce qu’on y voyait. Mais les ‘finanční úřady’ (centres fiscaux) des autres régions ne voyaient pas toutes les choses de la même façon. C’est donc arrivé que notre client se fasse aligner, et nous ensuite par notre client. »
« Ce qui est intéressant aussi, c’est qu’il fallait arriver à faire comprendre aux gens avec qui on travaillait comment travailler. Une des premières expressions que j’ai apprises en République tchèque c’est : ‘To není možné’, ‘Ce n’est pas possible’… Au début, quand on ne comprend pas, on dit : ‘T’as raison’, mais une fois qu’on a parcouru les lois, quand on leur demande de nous montrer plus précisément ce qui coince, on s’aperçoit à la fin que c’est seulement une grosse résistance au changement. »
Quels étaient les blocages, les différences de vue entre leur façon de faire et la vôtre ?
« Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’on avait nous des outils venant de l’Ouest et avec quelques années d’expérience il y a beaucoup de choses qu’on faisait automatiquement. Donc ce qui était difficile au début mais au fond très intéressant, c’est que les gens nous demandaient souvent : ‘Mais pourquoi vous faites comme ça ?’, ce qui nous obligeait à faire le chemin inverse pour pouvoir le leur expliquer. »
Vous vous souvenez d’un exemple en particulier ?« Un exemple ? Ça fait un moment maintenant… C’est presque de la science-fiction mais je me rappelle d’un client qui avait une joint-venture avec une boîte slovaque dans le traitement de déchets. Il y avait un gros problème entre le français et le slovaque. J’y allais de temps en temps pour faire le reporting. Nous étions à l’extérieur avec la police qui tirait à balles réelles sur le bâtiment, les partenaires slovaques tiraient sur les policiers et les Français qui étaient dehors, et moi ils me disaient : ‘Pascal, passe par derrière, tu sais où est l’ordinateur avec toute la compta, tu vas rentrer pour la récupérer.’ »
On dirait du « Eastern »…
« Ah ça, un vrai Western. Je ne suis pas fou donc je ne l’ai pas fait… À Prague, ce qui m’aidait à tenir, c’était d’aller sur Smetanovo nábřeží, les quais d’où on voit le pont Charles et le château. Après avoir vu ça, je me disais : ‘Allez je reste, j’essaie encore une semaine...’ et ça fait vingt-deux ans que je suis là. »
« Je pense que beaucoup de sociétés sont venues à Prague parce que c’est quand même une ville magnifique, avant de se rendre compte qu’il n’y avait que dix millions d’habitants en République tchèque. S’en est suivie une phase de réorganisation pendant laquelle on s’est dit : ‘Tiens, ce n’est pas très grand’, et où on n’a pas forcément envoyé des gens de top niveau. Dans les événements marquants, il y a eu l’histoire d’Auchan, qui était là avant Tesco, Lidl, Albert et Delhaize, et qui avait une occasion extraordinaire à Průhonice. La preuve que les Mulliez étaient contents du travail de son directeur c’est qu’ils l’ont promu ensuite directeur de magasin à Gdańsk… Le type devait avoir ‘Tintin au Congo’ comme livre de chevet : il s’est comporté avec les politiques de manière très arrogante. Finalement, ils ont perdu une opportunité qui aurait été fantastique. »
Est-ce un cas isolé ou y a-t-il des cas similaires de relations entre la France et la République tchèque qui n’ont pas fonctionné ?
« Je pense qu’il y en a eu pas mal, mais pas qu’avec des Français, heureusement. Quand il y a eu les négociations sur l’extension de Temelín (en 2012, ndlr), je travaillais sur un projet de recrutement en leur sein. On a vu des choses intéressantes comme le fait que les Russes ont invité le président ou le premier ministre tchèque en Russie, les Américains ont envoyé leur vice-président Joe Biden pour rencontrer le gouvernement, tandis que les Français ont envoyé un jeune qui n’avait pas trente ans. Forcément, les gens de ČEZ ont mal réagi. »Dans les années 1990, qu’est-ce qui a fait que les entreprises françaises souhaitant s’implanter en République tchèque ont réussi ?
Il y a ceux qui ont envoyé des gens compétents, des gens qui comprennent les spécificités locales et qui arrivent à communiquer avec les locaux.
« Vous ne voulez pas parler de Carrefour alors... En effet Carrefour n’a pas compris une chose, et les Tchèques sont assez proches des Allemands à ce niveau-là : la super-galerie commerciale autour du supermarché, ce n’est pas le principal pour les Tchèques. Pour eux, ce qui importe c’est le prix, les ‘discount’, les ‘sleva’ et ‘likvidace’. On a voulu imposer un modèle français qui ne correspondait pas aux attentes d’ici. Mais ce n'est pas l'unique raison de leur départ de République tchèque qui est aussi lié au départ du directeur général de l'époque. »
« Maintenant, parmi ceux qui se sont bien débrouillés, quand on regarde les secteurs dans lesquels on retrouve les Français, il y a le secteur financier avec Komerční banka et le secteur industriel, tout ce qui est automobile avec TPCA à Kolín. Selon moi, il y a deux cas. Le cas de la société qui a bien recruté et bien formé sur place, et qui a trouvé des gens très bien. Je pense notamment à Sodexo Pass qui a depuis des années des Tchèques comme directeurs. Schneider à Prague a aussi un Tchèque qui est très bien. Ou alors il y a ceux qui ont envoyé des gens compétents, des gens qui comprennent les spécificités locales et qui arrivent à communiquer avec les locaux. Par exemple les laboratoires Servier, qui sont maintenant numéro un sur le marché tchèque des médicaments originaux : leur directeur est français dans une équipe présente à long terme, et ça marche bien. »
Au début de l’entretien, vous avez décrit une législation comptable épaisse comme cent pages. On dit aussi que la République tchèque fut dans les années 1990 une mine à ciel ouvert. Est-ce que cette corrélation entre ‘quasi-absence législative’ et ‘tout est possible’ est selon vous très étroite ?
« À mon avis, non. Je pense plutôt que ceux qui ont réussi dans les années 1990 sont ceux qui ont eu le bon flair, ceux qui ont trouvé le bon secteur et ont bien fait ce qu’ils ont fait. Ceux, aussi, qui ont bien su s’adapter. Parfois il faut savoir longer la frontière, savoir faire comme les locaux, savoir utiliser la législation et les habitudes à son avantage. Si vous voulez faire du business en République tchèque, quelque part il faut le saupoudrer d’un peu de tchèque. »« Dans les années 1990, vous fabriquiez des produits et on vous les achetait parce qu’il y avait des produits disponibles. Au niveau du personnel, le gars qui parlait anglais ou allemand et qui était plutôt intelligent, on l’embauchait, on le payait bien et il avait la possibilité de se développer. J’ai rencontré des gens qui ont maintenant un super poste et qui ont l’équivalent du C.A.P. Ça a été comme ça jusqu’à la crise de 2008… »
« Je prends souvent l’exemple du gâteau : à l’époque il y en avait assez pour tout le monde, même de trop pour tout le monde, on était au bord de l’indigestion. Maintenant le gâteau est dix ou vingt fois plus petit et il n’y en a pas assez pour tous, donc il faut se battre, et quand vous avez pris l’habitude pendant quinze ans que tout vous tombe dans le bec… La tradition en République tchèque c’était que le directeur commercial passe la matinée à lire ‘Blesk’ (le tabloïd tchèque le plus vendu, ndlr) les pieds sur la table en buvant son café, et à 11h00 qu’il appelle ses commerciaux en disant : ‘Tak co vole, jak to vypadá ?’, ‘Alors vous avez vendu ? Ça marche ? Comment ça, espèce de feignant !’ »
« Il y a beaucoup de changements ces dernières années. Quand je vois en recrutement, certains ont dû se séparer de personnes avec qui ils bossaient depuis quinze ans, parce qu’aujourd’hui il faut se battre, il faut trouver des solutions, et cela demande d’avoir une autre personnalité. »