Dans quelle Prague souhaitons-nous vivre ? (1ère partie)
Après vingt-cinq ans de privatisation sauvage du territoire et de nombreuses affaires de corruption, la capitale tchèque s’interroge sur son avenir. Jusqu’à peu, cette question était l’affaire d’un groupe restreint dont les décisions se tenaient à l’écart. Mais récemment, « la ville » a fait irruption dans le débat public. Une petite révolution, certes encore fragile… Radio Prague vous invite à rejoindre ce débat crucial aux côtés des Pragois.
Ondřej Boháč, ancien directeur de cabinet à la mairie de Prague : « L’ancien plan, trop spécifique et trop spécialisé, était seulement compris par un petit nombre de gens. Nous voulons dorénavant que chacun qui regarde le plan puisse en comprendre les règles. »
Tunnel Blanka, périphérique de Prague : 28 milliards de couronnes (1 milliard d’euros) estimées, 38 milliards de couronnes (1,38 milliards d’euros) prix final estimé.
Lucie Doleželová, urbaniste : « J’emprunte mon credo à la ville d’Issy-les-Moulineaux, où j’ai vécu pendant cinq ans et où le maire avait tendance à dire : l’urbanisme n’aime pas la révolution mais l’évolution. »
Petr Gibas, sociologue : « Je pense qu’il faudrait évaluer le potentiel de corruption présent dans chaque plan. Ce débat n’a jamais eu lieu. »
Lukáš Vacek, architecte : « Toutes les erreurs qui seront faites, c’est le public qui en payera les frais lorsque les acteurs auront déjà réalisé leurs profits et peut-être même disparu de la scène. »
Prague 2002-2010, 20% de terrains vendus, 5 milliards de couronnes (181 millions d’euros).
Cela fait des années qu’à Prague, la ville subit des transformations à l’insu de ses habitants. Très souvent placés devant le fait accompli, ces derniers ont développé une forme de passivité face à un sujet technique et peu transparent. Néanmoins, ce désintérêt n’est plus la règle. Au contraire, ils sont de plus en plus nombreux à s’être emparés du sujet. Lors des élections municipales d’octobre 2014, la planification urbaine est apparue pour la première fois dans le débat de la campagne qui a précédé le scrutin. Parallèlement, un documentaire sur l’aménagement territorial de Prague est sorti en salles. Il aura fallu cinq ans à Benjamín Tuček pour le tourner, aucun élu ne souhaitant discuter avec lui. Il lui aura fallu attendre la nomination de Tomáš Hudeček à la tête de la ville en juin 2013. Pour Benjamín Tuček, c’est un retournement de situation :« Tomáš Hudeček est le premier maire qui a fait du plan territorial une mission personnelle et un sujet politique. Pour la première fois, cette question a été portée au plus haut niveau décisionnel. »
Si les experts en architecture et en urbanisme sont eux aussi unanimes pour saluer ce changement d’attitude, ils ne sont cependant pas tous d’accord sur l’authenticité de cette ouverture, en tous les cas pas sur la manière dont elle a été orchestrée par l’Institut pour la planification et le développement (IPR). Dépendant de la mairie et appelé Unité pour le développement jusqu’en 2013, cet institut se présente comme un centre de recherches spécialisé dans les questions relatives à l’architecture, à l’urbanisme et à la gestion de la ville. Son équipe rédige tous les documents stratégiques se rattachant au plan territorial ou à l’aménagement urbain. Spécialiste en reconversion des friches industrielles, Lucie Doleželová dénonce le caractère sélectif de cet institut :
« Il y a beaucoup d’experts en urbanisme qui se sentent exclus de la discussion. Cela est lié notamment à la direction de cet institut au sein de laquelle de fortes personnalités évitent une discussion disons académique et ouverte. »
Lucie Doleželová déplore également la limitation du débat à la seule sphère architecturale, alors qu’urbanistes et géographes souhaiteraient parler de la ville sous un angle économique et social.
Dans son relatif effort d’ouverture, la mairie de Prague s’est lancée dans la rédaction de nombreux documents ayant trait à la planification urbaine. Comme l’explique Petr Gibas, une partie de ce travail est déjà prévue par la loi :« Dans le cadre de l’Institut pour la planification et le développement, il s’agit d’une documentation relative au territoire qui doit être réalisée conformément à la loi. Au-delà de cette obligation légale, il y a un plan stratégique qui devrait fédérer toute cette documentation et la faire interagir avec les dimensions culturelle, sociale et politique. »
Il y a donc, d’un côté, le plan territorial, défini par la loi, qui règlemente le « comment » construire. Ce plan est accompagné par les règles de construction (hauteur maximale des bâtiments, degré d’inclinaison des toits, luminosité des appartements…) Et d’autre part la possibilité de mettre en place un plan stratégique dont la vocation est de répondre à cette question : quelle ville veut-on développer ? Distincts l’un de l’autre, ces deux documents sont cependant étroitement liés.
À Prague, dès la fin des années 1990, la municipalité s’était interrogée sur ses objectifs de développement urbain avant de mettre au point, en 1999, son premier plan. Un plan aujourd’hui dépassé mais officiellement toujours en vigueur auquel, selon la loi, un nouveau plan doit le substituer. En 2008, le maire de l’époque, Pavel Bém (ODS), avait soumis un projet appelé « Conception ». Quelque 18 000 objections avaient alors été déposées par les habitants de Prague. Ce projet n’a pas abouti. Depuis, un nouveau plan est en cours de préparation. C’est l’équipe de Tomáš Hudeček qui en a lancé la réalisation. Mais revenons tout d’abord sur le premier plan de 1999 pour mieux comprendre ce dont il est question. Petr Gibas était chargé, en 2008 et 2009, de mettre à jour son volet stratégique. Il explique le principe de ce plan :« L’ancien plan est fondé sur une logique du territoire par fonctions : on a une ville segmentée en petites taches de couleur, chacune d’entre elles déterminant ce que l’on peut y faire – logements, bureaux, industries, verdure, etc. Il y a des limites et des régulations techniques. »
Baptisé « Metropolitní plán Prahy » (« Plan métropolitain de Prague »), le nouveau plan est lui, selon ses auteurs, plus moderne et mieux adapté à la ville d’aujourd’hui. Nous avons rencontré Ondřej Boháč, ancien chef de bureau de Tomáš Hudeček. Il explique :
« L’approche fonctionnelle, si je puis me permettre, est complètement stupide. Ce plan territorial considère le quartier de Vinohrady dans le centre-ville de la même manière que l’ensemble des HLM à Háje à la périphérie de Prague. Dans le plan, on indique dans les deux cas la fonction ‘habitations’ sans faire de différences. »Mais ce que les détracteurs reprochent surtout à l’ancien plan, c’est son abondante régulation et sa rigidité légale. Ondřej Boháč :
« Le plan territorial est une loi. Imaginez que, pour rénover votre maison, vous deviez amender une loi. C’est absurde. C’est comme si, sur la route, vous deviez modifier le code de la route pour changer un panneau. Le code devrait seulement déterminer le côté de la route où les panneaux peuvent être installés. »
Les auteurs du Plan métropolitain ont donc adopté une approche différente, non plus fonctionnelle mais centrée cette fois sur l’esthétique de la ville. Pour Petr Gibas, cette nouvelle approche reste relativement floue :
« Nous en savons très peu au sujet du Plan métropolitain. Apparemment, on ne parlerait plus de fonctions mais de structure du territoire. Là où il y avait de grands blocs de bâtiments, il y aura de nouveaux grands blocs de bâtiments. Mais quel sera leur contenu ? Le nouveau plan ne le dit pas. Le vieux aurait indiqué : là, il n’y aura pas d’hôpital car il manque des connexions au réseau, on y mettra plutôt des habitations. Ces deux approches sont conflictuelles. Personnellement, je suis convaincu que l’approche structurelle sert à se débarrasser de la régulation. L’idée que la ville doive assurer certaines fonctions comme la mise en place de maternelles, c’est terminé. »Architecte, cofondateur du « Cercle des urbanistes pragois » (PUK, « Pražský urbanistický kroužek »), Lukáš Vacek ne cache pas lui non plus son désarroi. Selon lui, la ville n’est pas un instrument pour parvenir à certaines fins. Elle forme un tout social :
« Si nous voulons vivre ici, travailler ici et éduquer nos enfants ici, nous avons besoins de régulations. »
Ces experts craignent notamment une privatisation sans précédent du territoire de Prague et une subordination croissante aux intérêts du privé. Petr Gibas :« Les colonies traditionnelles de petits jardins ont presque disparu. Quelques-unes ont subsisté seulement parce qu’elles faisaient partie du plan. Sans régulation, elles n’existeraient déjà plus. »
Ondřej Boháč ne laisse pas ces critiques sans réponse. Selon lui, il s’agit d’une mauvaise lecture du nouveau plan :
« Le plan doit donner une idée générale de la ville, montrer dans quelle direction elle doit évoluer. Par exemple, quand les gens s’établiront dans un quartier, ils pourront savoir si des gratte-ciel y sont prévus ou pas. Mais la couleur des façades ne peut pas être déterminée par ce document. Bien sûr, Prague aura toujours les moyens d’assurer les fonctions d’une ville. C’est d’ailleurs exigé par la loi. Mais la régulation n’est qu’un niveau de documentation. Le plan stratégique, lui, se trouve au sommet. »
Selon Ondřej Boháč, la régulation doit dépendre des arrondissements. Mais c’est ici que nous touchons au cœur du problème : la régulation découle-t-elle du plan stratégique, ou seulement du plan territorial ? Une question qui revient à se demander également qui est responsable de la régulation ? En réalité, les deux approches de planification urbaine décrites ici posent un regard très différent sur la régulation.
Pour l’équipe de Tomáš Hudeček, la régulation semble être un résidu du régime communiste et une intrusion dans la vie privée des habitants de la ville. Elle est également une porte ouverte à la corruption. En effet, à force de multiplier les modifications, ce qui ne devrait être qu’une exception devient la règle. Or, pour Ondřej Boháč, tout tamponnage de documents contient en lui-même un risque de corruption. Quand on sait qu’avec l’ancien plan, chaque modification exigeait trois à quatre cachets des autorités, on comprend mieux pourquoi il a été jugé opaque. En revanche, pour nos experts, régulation et corruption sont deux choses fondamentalement différentes. Petr Gibas :« Si nous ne définissons pas de processus dans le Plan métropolitain, je ne suis pas sûr qu’il aura la capacité d’être meilleur parce que la régulation sera traitée différemment. Personnellement, je pense que les risques de corruption s’accentueront avec ce plan. Je ne pense pas que l’ancien soit parfait non plus, mais je ne suis pas sûr que l’on soit en train de traiter le vrai problème, là. »
L’avis de Petr Gibas est partagé par son collègue Lukáš Vacek, qui ajoute :
« Le problème, ce ne sont pas les modifications en soi, c’est le processus qui les permet et le manque de transparence. C’est pourquoi le processus de planification me semble plus important que le résultat. Le rôle de stabilisateur qu’avait l’ancien plan a été interprété par de nombreux architectes comme un manque de flexibilité. Mais cela provient du fait qu’aucune stratégie de développement n’avait été définie. Au lieu de chercher cette stratégie, les architectes ont déduit qu’il valait mieux ne rien planifier du tout et avoir plus de liberté. Mais cette vision-là ne permet pas de faire évoluer la ville. Ce qui nous attend maintenant, c’est de défendre le sens même de la planification. »
« Le rôle de la régulation est indéniable. Si quelqu’un porte les risques, c’est le public. Il doit donc avoir le droit de décider de son sort. Ici, l’approche libérale tombe. Quand on construit mal un bout de ville, c’est le public qui en paie les frais. »
Alors, à qui revient la régulation ? Pour les défenseurs du nouveau plan, la régulation est l’affaire des experts qui, selon les termes d’Ondřej Boháč, sont plus qualifiés en la matière que les responsables politiques. La régulation serait la traduction technique, au cas par cas, d’une stratégie globale pensée par les élus. Pour leurs opposants, c’est à la ville de s’en charger, en commençant par conserver ses droits de propriété. Toujours selon eux, c’est également aux élus qu’il revient de dresser une vision de la ville en concertation avec ses habitants.
À l’heure actuelle, le sort du Plan métropolitain est incertain. Il y a trois mois de cela, Tomáš Hudeček a abandonné son fauteuil de maire à Adriana Krnáčová (ANO), avec une note d’espoir pour les associations de certains quartiers : dans les 7e et 11e arrondissements de Prague, ce sont leurs anciens responsables qui ont remporté les élections. Mais il est encore trop tôt pour juger de leur conduite politique.
Si une ville a besoin du soutien politique pour se développer, sa planification s’inscrit en même temps dans une durée qui s’étend bien au-delà du cycle de vie des équipes municipales. C’est pourquoi Lucie Doleželová rappelle l’urgence à Prague de trouver un fil rouge qui assurerait une continuité dans les débats et permettrait à la ville de véritablement se développer :« Le projet de Prague n’est pas parti d’une grande vision globale. On sait seulement qu’il y a du foncier disponible. Mais comme le projet est dessiné et planifié au coup par coup, on perd cette vision d’ensemble. »
Les experts et la mairie ont donc du pain sur la planche, mais pas qu’eux. Il y a également vous, nous, les Pragois. Quelle place nous accordent-ils dans leur discussion ? Pouvons-nous participer à la planification de Prague, et si oui, comment ? La semaine prochaine, nous retrouverons nos interlocuteurs pour répondre à ces questions.