Prague : à qui appartient la ville ? (2e partie)
La capitale tchèque prépare actuellement un nouveau plan urbain. Certains experts y voient l’occasion de dépasser le préjugé selon lequel les Pragois sont passifs et désintéressés, et proposent de rendre la ville à ses habitants en inscrivant un modèle de participation publique dans la loi. Second et dernier volet sur l’aménagement urbain à Prague.
« Je suis chercheur. Je travaille dans la biologie moléculaire et la chimie quantique. Je me suis retrouvé dans cette affaire par hasard, parce que j’aime la nature. Nous avons un parc à Malvazinky où j’habite. Un jour, j’ai appris l’existence d’un plan qui prévoyait la construction de quatorze grands bâtiments et la destruction du parc. »
Martin Lepšík a commencé à s’intéresser de plus près à ce plan. Avec l’aide d’avocats, ils ont découvert que les contrats de vente du terrain contiennent plusieurs fautes légales : d’une part, la quantité de verdure obligatoire n’a pas été respectée dans les plans de construction, mais surtout le prix d’achat contracté, 49 millions de couronnes, était tout juste inférieur au seuil des 50 millions de couronnes, au-dessus duquel les contrats de construction passent sous la responsabilité de la mairie de Prague et non plus des arrondissements. Maire du 5e à l’époque, Milan Jančík avait sous-évalué de moitié le terrain, estimé entre 100 et 120 millions de couronnes, de manière à garder le contrôle de la vente. À l’été 2013, « Les Amis de Malvazinky » compte quelques dizaines de membres et organise plusieurs manifestations qui rassemblent des centaines de personnes.
« Les individus ont le droit d’émettre des objections. Ça prend plus de temps, car un habitant seul n’a pas de moyen de pression. Par contre, les associations se montrent, on les voit lors des manifestations, et elles ont le droit de demander à participer aux conseils municipaux. Elles ont donc une force de décision. »L’association des Amis de Malvazinky représente un exemple parmi d’autres de mobilisation locale contre une décision arbitraire de la mairie en matière d’aménagement urbain. Si les élus du 5e arrondissement de Prague se sont finalement inclinés devant la pression des militants, le promoteur immobilier a eu le temps d’abattre tous les arbres du parc. Petr Klápště était chargé de coordonner la communication entre la mairie et les habitants du quartier. Architecte de profession, il a fait de la participation publique sa spécialité. Ayant déjà assisté à de nombreuses réunions, il refuse l’idée selon laquelle les Tchèques seraient passifs :
« La planification urbaine intéresse les gens, car ils ont justement appris via des expériences négatives passées que cela les concerne de près. »
Lucie Doleželová, urbaniste, partage ces propos :
« Je n’ai pas du tout l’impression que les gens soient passifs. Les élections municipales ont justement montré que ces associations font désormais partie des nouveaux conseils municipaux. »
Très souvent informés après la signature d’un accord de vente ou le lancement d’un chantier, les habitants de Prague se regroupent ponctuellement, par cause ou par quartier, pour s’opposer aux projets qui ne leur conviennent pas. Lukáš Vacek, architecte, explique pourquoi les citoyens ont recours à cette forme de mobilisation défensive :
« C’est la réaction de citoyens malheureux qui en ont ras-le-bol et pour qui il est toujours trop tard. Beaucoup de gens m’ont dit qu’ils n’aimaient pas la société civile car elle ne fait que crier. Mais si elle crie c’est qu’elle n’a pas été associée au processus de décision au moment où il le fallait. Cette attitude défensive n’est pas une forme de participation mais une conséquence du manque de participation. »
En 2009, sous le mandat de Pavel Bém, la mairie de Prague avait lancé un appel à suggestions, suite à la présentation d’une stratégie de développement urbain baptisée « Conception ». Quelque 18 000 objections avaient été déposées, un chiffre considérable qui prouve l’intérêt des Pragois pour le sort de leur ville. Néanmoins, lorsqu’en 2010 Bohuslav Svoboda remplace Pavel Bém à la mairie, ce projet de plan est jeté à la poubelle, les objections avec. Pour Petr Gibas, sociologue, ce fait est regrettable :« Une procédure de réponse aux objections avait été lancée, mais ils y ont mis fin. C’était considéré comme un travail inutile du point de vue de la mairie, mais du point de vue du citoyen, c’est injuste bien sûr. Ces objections auraient pu constituer une source d’informations capitale pour ceux qui rédigent le nouveau plan. Même si, officiellement, ils affirment que ces objections seront prises en compte, je n’y crois pas. »
En 2013, Tomáš Hudeček accède à la tête de Prague, après avoir travaillé pendant deux ans au sein du département pour le développement territorial. En tant que maire, Tomáš Hudeček fait de l’urbanisme une de ses priorités. Il ouvre ses portes à la discussion et lance l’élaboration d’un nouveau plan, baptisé « Plan métropolitain ». Ondřej Boháč, son chef de cabinet, fait profil bas :
« La mairie ne doit pas s’étonner que toute action de sa part soit critiquée ou condamnée, car les gens n’ont plus confiance en elle et le rétablissement d’une relation de confiance prend du temps. »
Cette ouverture concerne surtout les experts, jusqu’alors non associés aux travaux de planification. En avril 2012, naît une plateforme de consultation appelée « Table ronde métropolitaine ». Les participants sont choisis de manière à représenter un large panel de professions (architectes, économistes, mais aussi artistes, philosophes, promoteurs immobilier…). Ondřej Boháč décrit son déroulement :
« En début de réunion, on expose les thèmes de la journée. Il y a une introduction puis un court débat en plénière, où les gens opposés à un dossier en particulier peuvent s’exprimer. Il y a environ soixante invités et trois tables rondes au cours de la journée. Chacun peut s’exprimer sur tous les sujets. À la fin on rédige une conclusion et si quelqu’un ne se retrouve pas dans ce qui est dit, il est encore possible de faire des modifications. »Les sujets abordés sont variés. La première réunion a porté sur la politique des transports à Prague. La question du tourisme a également été débattue, suivie du dossier sur l’avenir de la gare de fret du quartier de Žižkov, menacée de démolition. Petr Gibas a participé à l’une de ses réunions. Il remet en cause leur bien-fondé :
« Par exemple, il y a une séance sur les rives de la Vltava. La mairie estime qu’il serait bien de créer un manuel sur le sujet. On débat donc de son contenu, puis ce document est présenté au conseil municipal, soi-disant avec l’aval des experts. Est-ce que c’est vrai ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Que nous l’avons approuvé ? Que nous avons participé à son élaboration ? Je ne crois pas. Pour moi, c’est juste une stratégie rhétorique visant à justifier leurs actions par le soutien des experts. »
Ainsi critiquée pour le fait de créer une impression de participation plutôt qu’une réelle participation, la mairie a par ailleurs décidé, dans un souci de transparence, de mettre en ligne l’enregistrement intégral de ces réunions. La longueur et le caractère brut de ce matériel ont de quoi décourager ceux qui souhaiteraient s’informer. Mais Ondřej Boháč s’en défend :« Couper ces enregistrements signifierait déformer les propos, ce serait subjectif. Au moins là, on a accès à toute la discussion, sans censure. Ces vidéos ne sont pas destinées aux journalistes, mais à ceux qui auraient raté une session ou qui seraient extrêmement intéressés par le sujet. Je sais que c’est problématique, mais on a privilégié la transparence. »
Pour Lukáš Vacek, ce mode de communication reste toutefois à sens unique : délibérations entre experts d’abord, information au public ensuite. Une situation qui rappelle quelque part le slogan qu’avait choisi Pavel Bém à l’époque : « Familiarisez-vous avec le nouveau plan ». Lukáš Vacek déplore :
« La communication avec le public a commencé, mais je pense qu’on n’a pas encore très bien compris ce que « participation » voulait dire. On dirait que certains la perçoivent comme un flux d’informations qu’on produit à destination des gens, depuis une sorte de boîte noire représentant la mairie, où ces informations sont traitées comme bon lui semble. »
Les choses évoluent tout de même : Lukáš Vacek se rappelle qu’il y a quelques années de cela, le mot « participation » était tabou et absent de tout document officiel. Si ce terme est aujourd’hui massivement employé, la question reste à savoir de quelle participation on parle. L’Institut pour la planification et le développement à Prague demande ponctuellement l’avis des gens en ligne. En théorie, ce moyen est ouvert à tous. En réalité, il engage seulement la participation d’un groupe restreint, plutôt éduqué, proactif et habitué aux nouvelles technologies. Par rapport à d’autres méthodes de recueil des données, le point de vue de Lukáš Vacek est clair :
« Un sondage ou une étude sociologique ne peuvent pas être considérés comme de la participation. »
Il en est de même pour un débat : si ce même Institut met en place un débat sur Prague dans une galerie d’art contemporain un mardi matin à 10h, il ne peut s’attendre à s’adresser à un panel représentatif des Pragois. Pour assurer la participation du plus grand nombre, selon Lukáš Vacek, cela implique d’abord un changement de perspective de la part de la mairie :
« J’espère que la nouvelle direction à la mairie comprendra que les gens ne sont pas une force nuisible et qu’elle saura profiter de leur énergie. Les promoteurs immobiliers ont peut-être compris avant même les hommes politiques qu’associer la société civile aux prises de décision est bénéfique pour tous. »
Faire participer le public en amont, et non en aval des projets, est donc capital. Bien que ce ne soit pas chose facile, des techniques et un savoir-faire existent. Petr Klápště témoigne de son expérience :« De manière générale, la forme clé sont les rencontres personnelles. Vous pouvez par exemple installer un stand dans la rue, des gens vont s’y arrêter et vous retranscrirez tout ce qui aura été discuté. Pour ceux qui ont envie de s’investir davantage, on propose des rencontres personnelles. Nous aimons le faire en petits groupes informels, comme ça tout le monde peut participer sans stress. Il faut bien sûr veiller à ce que les gens parlent mais aussi écoutent. »
Petr Klápště reconnaît que cette méthode n’est pourtant pas parfaite. Il met notamment en garde sur un point :
« Les politiciens voient parfois la participation comme un moyen de déplacer leur responsabilité vers les associations civiques : « vous représentez les citoyens ? Alors dites-nous ce qu’ils veulent ». Mais cela est une confusion des rôles. Ce sont les élus qui représentent les citoyens, ce sont eux qui doivent gérer la chose publique. S’ils veulent avoir l’opinion de plus de monde, ils devraient mettre en place un processus qui permette à chacun de s’exprimer sur telle ou telle mesure. »
À l’heure actuelle, rien de tel n’existe. En tout cas, pas dans la loi. C’est précisément ce que recommandent Petr Klápště, Petr Gibas et Lukáš Vacek. Aujourd’hui, le seul instrument légal à disposition du public, c’est le droit des propriétaires. Déterminer un processus de participation authentique et inscrire ce processus dans la loi permettrait, selon ces experts, d’assurer à la fois une continuité des discussions au-delà des mandats municipaux, ainsi qu’une meilleure efficacité des débats. Auteur d’un film sur la planification urbaine à Prague, Benjamín Tuček a assisté à plusieurs réunions. Il remarque en effet :
« C’est impressionnant à quel point les délibérations peuvent différer d’un arrondissement à l’autre. Idéalement, il faudrait un socle commun pour assurer la qualité du débat. »
Pour Petr Klápště, la mairie dispose des moyens nécessaires pour mettre en place ce processus. Toujours selon lui, le savoir-faire des experts est essentiel, mais il faut éviter d’externaliser à l’infini ce genre de services :« Le recours aux spécialistes est possible, mais je dis toujours que Prague comme les autres grandes villes ont suffisamment de personnel pour mettre en œuvre ce type d’action par elles-mêmes. L’aide que les spécialistes peuvent apporter devrait seulement consister en conseil et consultations. »
Ainsi, le public pourrait concentrer son énergie à des démarches plus constructives et non seulement se mobiliser ponctuellement contre telle ou telle décision. La ville ressemblerait enfin un peu plus aux vœux de ses habitants. À l’heure actuelle, l’avenir du plan métropolitain est entre les mains de la nouvelle équipe municipale qui n’a pas encore précisé ses intentions à cet égard.
En tout cas, au vue de son expérience Martin Lepšík semble confiant :
« Maintenant, nous avons le parc. Nous sommes heureux. Nous avons aussi une nouvelle mairie et heureusement elle a envie de faire participer à l’avenir du parc. »