De la monnaie de pierre aux cartes de crédit
Fin août s’est achevée au nouveau bâtiment du Musée national à Prague une exposition consacrée à l’argent sous toutes ses coutures. Son nom, « Penize », ne laisse aucun doute sur ce fait. Avec pour guide l’auteur de cet ambitieux projet, Vojtěch Poláček, le directeur de la division dramatique du Musée national, Radio Prague a pu parcourir les plusieurs millénaires d’histoire de l’argent et les quelques siècles d’histoire du capitalisme. Voici un rattrapage sur les développements de la monnaie en Europe et en République tchèque pour les malheureux sans le sou qui n’ont pu visiter cette exposition désormais fermée à tout jamais.
« C’est une exposition très large. Vous ne trouverez pas seulement l’évolution de l’argent en tant que moyen de paiement, à travers les monnaies et les billets de banque. Nous avons essayé de nous intéresser à d’autres aspects, l’entreprenariat, la banque, la bourse, les styles de vie, le lien entre l’argent et l’art… Il y a également la question morale de ce que l’on peut acheter ou non avec de l’argent avec une section intitulée « l’être humain en vente » qui concerne le trafic d’organes, la prostitution ou encore l’esclavage moderne. »
Dans cette rubrique historique, c’est toutefois l’histoire de l’argent qui va principalement nous intéressée. Celle-ci est sans doute aussi vieille que celle des échanges entre les êtres humains. Outre les pratiques du don ou du troc, l’émergence de certains rituels sociaux a pu contribuer à l’apparition d’une monnaie d’échange, qui a pris diverses facettes selon les sociétés au sein desquelles elle est apparue. Vojtěch Poláček :« Toute forme d’argent devait en premier lieu être basée sur la confiance que les gens plaçaient en elle. Ils devaient croire en sa valeur. Historiquement, cela s’est manifesté de diverses façons. Dans le cas de la monnaie de pierre en Micronésie, la confiance se fondait sur le fait qu’elle était difficile à déplacer, sur sa taille, sur sa solidité. Mais la plupart du temps, l’argent consistait en des biens de consommation courante, par exemple du poisson séché en Scandinavie, des graines de café en Afrique, etc. En Egypte, les salaires étaient payés sous forme de morceau de pain, qui devrait être standardisé, c’est-à-dire avoir la même taille, la même forme, le même poids. »
A l’entrée de la salle principale de l’exposition, on tombe ainsi nez-à-nez avec l’un de ces morceaux de pain égyptien, conservé depuis plusieurs millénaires. En Europe centrale, point de « rohlík » ou de « houska », les premiers types de monnaie consistaient surtout en des pièces de fer ou, en Bohême, de tissu. Le coquillage était également répandu comme forme de paiement, peu pratique cependant à ranger dans le porte-monnaie. Les monnaies telles que nous les connaissons seraient apparues au Vie siècle avant notre ère. Des micro-Etats, de l’espace hellénique, frappent leurs propres pièces. Cette nouveauté va de pair avec l’apparition de certains problèmes tels que des manipulations frauduleuses sur la composition de ces pièces et des crises économiques avec des périodes de très forte inflation. Vojtěch Poláček développe :« Durant l’Antiquité, la plus grande crise de ce type s’est déroulée à la fin du IIIe siècle. L’empereur Dioclétien a tenté de la résoudre en promulguant l’édit du Maximum, une tentative de fixer les prix des biens de consommation courante tels que les aliments. Cette tentative de lutter contre l’inflation n’a pas été très efficace et certains ont commencé à revenir à des formes de proto-monnaies car la confiance dans la monnaie alors en usage était perdue. »En Europe centrale, les plus vieilles pièces de monnaie sont celtes. Mais au cœur du haut Moyen Âge, l’Etat tchèque va bientôt battre sa propre monnaie :
« En République tchèque, c’est-à-dire dans l’Etat « slave », qui est apparu autour du IXe siècle, les premières monnaies datent du Xe siècle. Il s’agit de deniers, le plus vieux étant le denier de Boleslav Ier. Nous avons ensuite plusieurs monnaies qui résultent de différentes réformes avec par exemple le denier appelé le gros de Prague, lié à une réforme de Václav II, et conçu avec du minerai d’argent venu de Kutná Hora. »
Vojtěch Poláček indique que le duc de Bohême Boleslav Ier aurait fait fortune grâce au trafic d’esclaves, un commerce qui sera longtemps juteux. Quant à ce nom de denier, « denár » en tchèque, il va évoluer en thaler, « tolar », une pièce de monnaie d’argent qui se répand en Europe centrale et qui est considéré comme l’ancêtre du dollar américain, la devise aujourd’hui de référence dans les échanges internationaux.
Ainsi, d’abord avec quelques cités Etats, et notamment les Républiques maritimes italiennes, va se développer aux alentours du XIIIe siècle le système économique aujourd’hui connu sous le nom de capitalisme. Il prendra vraiment son essor au XVIe siècle, peut-être sous l’influence du protestantisme.« Il est vrai que les protestants avaient une affinité plus forte avec le commerce avec leur théorie de la prédestination, selon laquelle leur réussite économique témoigne du fait qu’ils ont les faveurs de Dieu. Les affaires se sont ainsi développées de façon plus dynamique dans l’espace protestant que dans l’espace catholique. »
C’est ce qu’explique entre autres le sociologue Max Weber dans son ouvrage L’Ethique du protestantisme et l’esprit du capitalisme. On l’a dit, certains considèrent toutefois que le capitalisme trouve ses racines avant la Réforme protestante et Vojtěch Poláček remarque qu’il s’est développé plus facilement dans les Etats peu centralisés. Quoi qu’il en soit, c’est durant l’époque moderne que se développent les places boursières, notamment dans cet espace protestant…
« L’essence d’une bourse, en général, c’est d’obtenir de l’argent par exemple pour un nouveau projet. Pour cela, une entreprise a besoin d’un capital. Donc elle émet des actions, qui font du détenteur de ces dernières un des propriétaires de son capital. Cette fonction de la bourse a sans doute toujours été le même, permettre à une société d’investir. »Après les pièces de monnaie, l’exposition présente quelques exemplaires de papier-monnaie, que nous utilisons aujourd’hui sous la forme des billets de banque. Il s’agit d’une monnaie fiduciaire, une monnaie dont la valeur d’échange est supérieure à la valeur intrinsèque. Vojtěch Poláček :
« La première forme de papier-monnaie apparaît en Europe en Suède du fait d’une pénurie de métal de cuivre. Donc ces billets de banque naissent au XVIIe siècle. Mais en fait, à l’Est, en Chine, nous avons des exemples de papier-monnaie qui remontent au IXe siècle. »
L’exposition propose également des assignats, une autre forme papier-monnaie, en vigueur durant la Révolution française. Nous poursuivons notre route dans cette salle consacrée à l’histoire de l’argent, avec la présentation de pièces et de billets de banque utilisés durant le protectorat de Bohême-Moravie puis sous la période communiste. Vojtěch Poláček évoque ensuite les cartes de paiement qui naissent aux Etats-Unis au début du XXe siècle, d’abord en papier puis en métal :
« Les cartes modernes, celles que nous avons maintenant liées à un compte en banque, sont apparues dans les 1950-1960. La première carte de paiement d’une banque tchèque a été émise vers la fin de la décennie 1980. Et c’est en 1992 ou 1993 qu’a été installé le premier distributeur automatique de billets en République tchèque. »Ce rapide aperçu de la première salle de l’exposition ne permet malheureusement pas d’en retranscrire la richesse. Le chanceux visiteur pouvait par exemple découvrir entre autres trésors l’un des six uniques exemplaires au monde de la pièce de 100 ducats d’or de Ferdinand III. Surtout d’autres thématiques concernant l’histoire de la pensée économique, la représentation de l’argent dans les arts ou encore ses manifestations dans les sciences sociales étaient développées dans d’autres salles qui pourront faire l’objet d’une prochaine émission de Radio Prague.