Edouard Louis : « Je ne voulais rien avoir à faire avec l’enfant que j’avais été »
C’est devant la salle comble de l’Institut français de Prague que l’écrivain Edouard Louis a présenté la traduction tchèque de son livre Changer : méthode, paru récemment aux éditions Paseka. Devant un public majoritairement jeune, il a parlé de son livre et a soulevé aussi toute une série de problèmes qui lui tiennent à cœur et qui se reflètent dans l’ensemble de son œuvre. Voici notre sélection des idées qui ont inspiré son œuvre et qu’il a présentées au public pragois :
L’histoire d’un enfant rejeté
C’est sa vie qui est la source principale de l’œuvre d’Edouard Louis (1992) et il semble qu’il s’agisse d’une source quasi inépuisable. Auteur de cinq romans autobiographiques, il n’en finit pas d’explorer son propre passé, de s’interroger sur les leçons de sa vie et d’en tirer les conséquences. C’est ainsi qu’il a présenté au public pragois son livre Changer : méthode :
« Je pourrais dire que ce livre est celui à l’histoire la plus simple de tous mes livres. C’est le livre qui raconte l’histoire de l’enfant que j’étais, enfant qui est rejeté dans son enfance, qui est traité de pédé à l’école, dont les parents ont honte. Mes parents avaient honte de moi parce que je n’étais pas assez masculin. Et je me souviens que dans cette enfance où on me crachait dessus à l’école, je me disais : ‘Un jour je vais m’enfuir d’ici et ma fuite sera ma vengeance, et je vais montrer à tous ces gens qui m’ont dit que je n’étais rien et que j’étais inférieur que je peux faire quelque chose. »
La méthode de la transformation
Le livre Changer : méthode raconte donc cette fuite, cette transformation d’un jeune homme qui veut s’éloigner le plus possible de ce passé et se venger de ce passé en se transformant. Il veut se venger de ceux qui l’ont infériorisé en leur prouvant qu’il n’est pas cet être qu’ils ont voulu qu’il soit. Le livre qu’il présente comme une forme d’odyssée de la transformation retrace aussi la méthode qu’il a utilisée. Bien qu’il se considère comme un écrivain incapable d’écrire selon une méthode stricte, il insiste sur le caractère méthodique de la transformation de l’enfant qu’il a été :
« C’était une décision méthodique. Quand j’avais seize ou dix-sept ans un jour j’ai établi une liste. J’ai écrit sur un morceau de papier : changer mon nom. Pendant des mois je suis allé au tribunal pour changer mon nom de famille et mon prénom. J’ai fait des démarches auprès d’un avocat pour changer de prénom. J’ai changé mes dents, j’ai été opéré des dents. Je voulais tout changer parce que je ne voulais rien avoir à faire avec l’enfant que j’avais été, je voulais m’en éloigner. J’avais détesté mon enfance. Il y avait donc quelque chose de méthodique dans cette transformation. »
Edouard Louis répond aussi dans son œuvre à tous ceux qui affirment que sa transformation manque d’authenticité, qu’il joue un rôle en imitant cette bourgeoisie qu’il critique. Il constate :
« J’ai été toujours suspecté de ne pas être authentique parce que je les ai imités alors que, en fait, ces gens autour de moi avaient imité leurs parents, leur classe sociale, leur milieu social. Mais leur imitation à eux leur paraissait authentique tandis que mon imitation paraissait inauthentique. »
Un témoignage sur ce qu’on ne veut pas voir
Transfuge de classe, Edouard Louis refuse donc de s’intégrer tacitement dans cette bourgeoisie qu’il a imitée par sa transformation. Il n’oublie rien de son enfance détestable, des préjugés de son entourage, de la situation sociale inférieure de sa famille. Et il en donne le témoignage le plus poignant possible dans ses livres :
« En ayant la trajectoire de transfuge de classe, en étant né dans un milieu populaire et en ayant ensuite évolué dans des milieux beaucoup plus privilégiés, beaucoup plus bourgeois, avec plus d’argent, avec l’accès à la culture, j’ai eu comme l’impression d’être un témoin direct de la violence de classe, de la violence des inégalités de classe et j’avais envie de le raconter, de faire un livre dans lequel je pourrais mettre l’une à côté de l’autre ces images. Par exemple l’image de mon père qui est balayeur dans le nord de la France, qui a cinquante-sept ans et qui peut à peine marcher et ne peut plus respirer sans une machine parce qu’il a été penché toutes ces journées à balayer les rues. Qu’est-ce que c’est à côté d’une soirée de la bourgeoisie parisienne où on va dépenser cent, deux cents, trois cents euros pour une bouteille de vin, ce qui était quasiment ce qu’on avait avec toute ma famille quand j’étais enfant pour sept personnes et pour trente jours. »
Les règles qui s’abattent sur vous
Edouard Louis voit dans l’inégalité des classes quelque chose qui lui semble presque inexplicable et qui suscite sa colère. L’inégalité des classes est une évidence, tout le monde le sait mais tout le monde n’en souffre pas. Le livre d’Edouard Louis est donc aussi le fruit de son envie de faire ressentir aux autres cette colère, la faire ressentir avec lui. Il en résulte un ouvrage qui reconstitue d’abord le monde de son enfance pauvre, puis le monde du lycée et ensuite le monde littéraire à Paris. L’écrivain s’insurge contre les inégalités sociales mais aussi contre les conventions qui influent sur la création littéraire :
« Quand vous commencez à écrire, vous avez immédiatement des règles qui s’abattent sur vous, les choses que vous devez faire et que vous ne devez pas faire. Et ces règles sont très difficiles à noter parce que justement ce sont comme les règles du genre, elles sont comme être un homme ou être une femme. Elles ne sont pas écrites quelque part, mais vous les sentez au quotidien tomber sur vos épaules. Et moi, quand j’ai commencé à écrire, on me faisait toujours comprendre par exemple que la littérature ne devait jamais être trop explicite. Une littérature explicite c’était une littérature didactique donc quelque chose de mauvais. (…) Et je me suis dit pourquoi la littérature considère-t-elle comme positif le silence, le fait de ne pas dire les choses ? Est-ce qu’il n’y a pas un mécanisme de défense de classe là-dedans ? Sachant que la littérature est majoritairement écrite par la bourgeoisie et lue par la bourgeoisie je me suis demandé : est-ce que la littérature construit les règles littéraires dans le but de se protéger du monde ? »
Méthode de lutte contre la littérature
Edouard Louis est donc décidé à faire de la littérature explicite, de parler de sociologie, de classes sociales, de domination masculine, de toutes ces choses qui peuvent paraître comme antilittéraires. Il est décidé d’écrire de la littérature où il ne manquera ni l’émotion, ni le pathos :
« Il y a l’idée selon laquelle un bon livre n’est pas trop sentimental. C’est d’ailleurs une catégorie négative. Quand on parle de littérature sentimentale, de la littérature avec des sentiments, on pense à la littérature pour les supermarchés. Et moi je me suis dit : dans ma vie j’ai connu des gens dont les vies font pleurer quand on les regarde. Et moi, si je ne fais pas un livre qui fait pleurer, je trahis ces vies, je les rends invisibles. Alors je vais faire un livre comme ça, un livre pour faire pleurer. Je vais faire une littérature très politique. Je vais parler de Macron, de Sarkozy. Et, en fait, y rentrait tout ce que la littérature met d’habitude à l’extérieur pour créer autre chose de la littérature. Nietzsche, le philosophe, disait qu’il faisait de la philosophie à coups de marteau. J’aime bien cette expression de Nietzsche. Que-ce que ça voudrait dire de faire une littérature à coups de marteau ? Cassez une à une les règles institutionnelles de la littérature pour faire entrer dans la littérature une autre lumière, pour faire entrer d’autres souffles, d’autres vies, d’autres visages, d’autres corps. En fait, c’est ça ma méthode. C’est une méthode de lutte contre la littérature. »
Les livres d’Edouard Louis suscitent toujours un grand intérêt et sont traduits dans de nombreuses langues. Tous ses cinq romans ont été également traduits en tchèque et il est évident que ces récits, ses idées et les problèmes qu’il soulève, ne restent pas sans écho notamment parmi la jeune génération. En témoigne d’ailleurs aussi la salle comble de l’Institut français et la longue file de lecteurs qui ont attendu patiemment pour faire signer leurs livres par l’auteur.