« Il y a encore une vraie vitalité du livre et de la lecture en Tchéquie », selon B. Ouvry-Vial
Cette semaine l’Institut francais de Prague organisait un débat sur l’avenir du livre et de la lecture pour fêter les 30 ans du fonds Šalda. Lenka Horňáková-Civade, Barbora Baronová et Brigitte Ouvry-Vial ont discuté des enjeux contemporains autour du livre. Radio Prague Int. en a profité pour poser quelques questions à Brigitte Ouvry-Vial, professeure de littérature et spécialiste de la lecture.
Est-ce que le rapport au livre et à la lecture est le même en Tchéquie et en France ?
Brigitte Ouvry-Vial : « Ce sont des pays de tradition à la fois différente par l’histoire mais commune par leur appartenance à l’Europe, car l’Europe est le berceau du livre. Ainsi la Tchéquie a toujours été un très gros berceau d’imprimerie, tandis que d’autres pays plus occidentaux en Europe ont développé davantage une tradition d’édition. Je dirais donc que les traditions du livre sont extrêmement fortes dans les deux pays, mais avec des focus différents. »
« Selon moi c’est plutôt la question de la tradition de la lecture qui se pose. Est-ce qu’on continue à lire dans ces deux pays de la même façon, avec la même intensité ? C’est plus difficile à dire parce qu’il y a une édition commerciale extrêmement développée maintenant en France, car même si pendant longtemps le pays s’est targué d’une forme d’exception en la matière, les conglomérats ont vite rattrapé la vie éditoriale dans le pays. L’édition littéraire, de poésie, d’essais, qui intéresse forcément un public moins important, est plutôt publiée par des petites maison d’édition indépendantes. La fiction, les traductions, restent elles l’apanage des gros conglomérats d’éditeurs. »
« En Tchéquie en revanche il y a une qualité et une homogénéité plus grande dans la vie littéraire et éditoriale. Il y a encore une vraie vitalité du livre et de la lecture, ce qui constitue une exception que la France a sans doute perdu. »
Donc vous diriez qu’aujourd’hui on lit plus qualitativement et quantitativement en Tchéquie qu’en France ?
« Il y a une importance de la lecture, un statut du livre qui a toujours été extrêmement fort en Tchéquie. Une Trop Bruyante solitude, de l’auteur tchèque Bohumil Hrabal, traduit très bien cette longévité de la vie et du statut du livre en Tchéquie, qui ont réussi à perdurer malgré les difficultés des périodes communistes. Les difficulté d’accès au livre du fait de l’interdit politique ont probablement donné aux lecteurs, aux éditeurs et aux écrivains tchèques une ténacité plus importante qu’aux professionnels du livre français, qui eux ont eu la vie facile de longue date car les interdits du livre sont beaucoup plus anciens. »
Quasiment pas d'éditions de poche en Tchéquie
En terme d’évolution, est-ce qu’il y a des différences culturelles entre la Tchéquie et la France dans la manière dont on lit aujourd’hui et dont l’édition progresse ?
« Il y a une différence dans la fabrication des livres. En France on est passé de longue date à l’offset et à l’impression numérique, à une forme d’industrialisation de l’édition donc. Si bien que dans les publications il y a beaucoup moins de jolis livres, qui ont fait l’objet d’une recherche sur la typographie, sur la couverture etc. L’art du livre s’est essouflé en France, et avec lui l’art de la lecture, car on ne lit pas du tout de la même façon un livre auquel un éditeur a donné sa pleine présence et un livre où il n’y a pas eu de travail sur la forme. En Tchéquie en revanche il n’y a quasiment pas d’édition de poche. La travail d’éditeur, qui consiste finalement à traduire formellement une intention d’auteur, par un travail sur les caractères, le format etc et à la mettre en relation avec un public, y est toujours aussi important, ce qui est remarquable. »
Est-ce que le fait de lire un livre en version numérique entraîne une réception différenciée de celui-ci ?
« Il faut distinguer ce qu’on lit et en quelle version. Moi l’édition numérique ne m’a jamais tellement inquiétée, à condition de faire la différence entre ce qu’on publie en version numérique et en version papier. L’Europe est un ensemble géographique de culture imprimée, ce qui est une des choses les plus magnifiques qu’on a pu inventer. L’impression correspond à une invention du livre, et en même temps à une invention du mode de lecture et de réception, qui ne va pas s’effacer de sitôt. Si bien que ce qu’on constate, c’est que les textes littéraires publiés en format numérique le sont de façon homothétique, c’est-à-dire qu’ils copient le format du livre, puisque par exemple on peut tourner la page sur l’écran, comme si c’était du papier ! Le numérique ne fait que remettre au goût du jour technologique des formats et des techniques de lecture qui existaient auparavant, mais n’a pas inventé un nouveau livre. »
« En ce qui concerne les pratiques de lecture du numérique, cela dépend de ce qu’on lit. Si on lit des ouvrages d’information, de recherche, ou bien qu’on veut lire des textes qui n’existent pas en version papier ou sont seulement disponibles à l’autre bout du monde, dans ces cas-là le numérique est un apport extraordinaire dans la circulation des textes. Mais pour les fictions, les romans, tout ce qu’on a envie de lire dans son lit le soir de façon plus intime, alors le numérique favorise moins cette immersion. »
Lecture sur écran
Internet favorise une lecture « par rebond », ou « pseudo-lecture », basée notamment sur l’utilisation des liens hypertextes. C’est une lecture qui demande moins de concentration et d’attention. Ce constat fait dire à beaucoup que dans les années à venir, des générations n’auront plus les capacités d’attention pour lire un livre jusqu’à la fin. Est-ce que vous pensez que c’est exagéré de penser cela ou qu’au contraire cela décrit une réalité probable et dont il faut s’inquiéter ?
« Je ne suis pas tentée de dire qu’il n’y a plus de sens de l’effort, que tout fout le camp, etc. Je pense qu’il faut que les gens qui lisent se posent la question de ce qu’ils cherchent. Est-ce qu’ils veulent un vrai plaisir de lecture ou bien souhaitent-ils apprendre, faire des recherches ? Ce ne sont pas les mêmes lectures. »
« Le deuxième type de lecture que je viens d’évoquer est possible sur internet. Et tant qu’on cite et respecte l’auteur, je ne vois aucun problème à cette fragmentation de l’attention. Mais pour avoir un plaisir de lecture, à mon avis, il faut continuer à lire sur papier. Malheureusement les générations qui ne lisent que sur écran se privent d’une maîtrise de leur propre capacité à prendre du plaisir en lisant. »
Développer des compétences de lecture
Pour avoir le choix de la manière dont on veut lire, il faut déjà connaître les deux options. Mais comment peut-on apprendre et encourager la lecture plus attentive aux jeunes générations, en France et en Tchéquie ?
« Dans les écoles, il y a des encouragements très importants pour que, dès la petite enfance, les enfants aient accès aux livres, au goût du livre et de la lecture. L’Union Européenne a particulièrement insisté sur ce point et cela s’applique de façon globale sur les Etats membres. Parce que tout le monde a bien compris que savoir lire, savoir s’approprier un livre et pas juste apprendre à lire une information sur un écran, c’est le nerf de l’esprit critique, de l’information et de l’éducation. »
« Les Enquêtes PISA (France) qui ont été faites montrent que 65% d’une classe d’âge sait déchiffrer un texte mais ne sait pas le comprendre. Donc la restitution d’un ouvrage est affectée par le support utilisé. Mais si on utilise les livres numériques et les applications avec une valeur ajoutée - des exercices, des discussions pour que l’élève puisse intervenir – cela reste très porteur. Cependant sans ces exercices en plus, cela devient un loisir passif. »
« Ce que j’ai pu observer en Tchéquie c’est qu’elle est en contact avec les Pays baltes et d’Europe du Nord. Or dans ces pays la lecture est très encouragée et vivante. En France, nous avons pas du tout cette politique éducative, ce qui est dommage. Ce qui est très important c’est ce qu’on appelle la réponse du lecteur. L’élève ne doit pas seulement savoir lire, comprendre synthétiser et restituer. Il doit également savoir s’approprier et éventuellement confronter sa compréhension avec ses émotions et son expérience. Ce sont des éléments clés pour développer des compétences de lecture qui sont valorisés en Tchéquie, en Finlande ou en Lituanie par exemple. »
« En France, notre système d’éducation est très normatif et encore très appuyé sur la grande littérature. Cela ne favorise pas la prise de responsabilité du lecteur, alors que les enfants sont des lecteurs très compétents, très libres et ont une intelligence que les adultes ont perdu. »
Etes-vous plutôt optimiste ou pessimiste quant à l’avenir de la lecture et du livre ?
« Je pense que le goût de la lecture demeure. Il se transforme, mais les générations de lecteurs se succèdent. Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, on lisait beaucoup pour apprendre, car l’accès massif à la littérature est très tardif. Et puis progressivement on s’est mis à lire pour se comprendre soi-même. On remarque que toute une partie de la littérature du XXe est une littérature du soi. »
« Aujourd’hui je dirais qu’on a changé de motivation de lecture. On est moins dans l’interprétation de soi et plus dans la recherche de bien-être. Ce qui implique des émotions qui sont certainement moins esthétiques, moins sublimes. Aujourd’hui les gens lisent pour mieux vivre, pour guérir. Effectivement la lecture change, les formats et les supports également, mais on entend toujours autant de gens qui accordent de l’importance à ce moment. »
Brigitte Ouvry-Vial a notamment publié Lire en Europe aux éditions Presse Universitaire de Rennes, qui propose une réflexion sur les transformations observées dans l’histoire de la lecture du XVIIIe siècle à nos jours.