Elégie pour les statues condamnées
La vie des statues ressemble par certains aspects à celle des hommes. Elles naissent, elles suscitent l’admiration ou la critique et souvent elles meurent et disparaissent dans l’indifférence. C’est le triste sort des sculptures ayant eu le malheur d’être érigées dans l’espace public tchèque sous le régime communiste entre 1960 et 1990, qui est le sujet du livre que ses auteurs, Jan Šrámek et Jana Kořínková, ont intitulé Zvláštní okolnosti (Circonstances particulières).
L’archéologie de l’espace public
Rien qu’à Prague, près de 2 500 statues ont été élevées entre 1965 et 1991 dans des places, des squares, des rues, des parcs et des institutions publiques. A l’époque, les bâtisseurs étaient obligés par la loi d’investir 1 à 4 % du budget des chantiers publics dans des œuvres d’art pour orner les nouveaux édifices. Evidemment les statues et les sculptures créées sur commande des architectes et des institutions étaient de qualités inégales et répondaient souvent à des critères idéologiques mais cela ne veut pas dire qu’elles manquaient de valeur artistique. Le sculpteur Pavel Karous, qui a consacré une grande partie de ses activités à la redécouverte et à la réhabilitation de ses œuvres d’art, constate :« Je suis amateur de ces œuvres. Il est donc difficile pour moi de les juger, celles qui sont extrêmement intéressantes et même celles qui sont médiocres. Dans les années 1970-80, il y avait des commissions de spécialistes, composées de représentants des arts plastiques, même dans les périodes de durcissement du régime. Ce n’étaient pas des représentants du Comité national ou du Parti communiste mais des architectes, des plasticiens, des urbanistes, donc des personnes qui avaient intérêt à ce que les œuvres réalisées dans l’espace public soient de la plus grande qualité. Et même si, après 1970, il y avait dans ces commissions des membres du Parti communiste, c’étaient toujours des spécialistes qui connaissaient bien cette problématique, ce qui contribuait évidemment à la qualité de leurs décisions. Et j’ose dire qu’à cette époque on créait relativement très peu de kitch. »Circonstances particulières
Le livre Circonstances particulières de Jan Šrámek et de Jana Kořínková peut être considéré comme une espèce d’élégie, comme une évocation d’un art disparu et un hommage aux auteurs des statues déboulonnées. Se basant sur des documents et des photos d’archives, Jan Šrámek fait resurgir de l’oubli dans ses dessins les œuvres qui ont été obligées de céder la place à de nouvelles constructions ou qui sont devenues victimes du mépris ou de l’indifférence générale. C’est ainsi qu’il explique le titre de son livre :« Nous avons longtemps cherché un titre qui évoquerait la disparition d’œuvres d’art de l’espace public et, après avoir rejeté une cinquantaine de titres possibles, nous avons appelé notre livre Circonstances particulières. Il est vrai et cela est dit aussi dans l’introduction du livre que la disparition de ces œuvres et leur bannissement de l’espace public est accompagné de circonstances particulières. »
Tout un éventail de styles
Les œuvres d’art plastique représentées sur les dessins de Jan Šrámek sont de natures et de formes très variées. Il s’agit non seulement de statues dans le sens classique du mot mais aussi de sculptures abstraites, de fontaines, de mosaïques et même d’une cage à poules d’une forme très originale qui a été construite et puis démolie dans un parc. Les œuvres réunies dans le livre représentent ainsi tout un éventail de styles mais on n’y trouve pratiquement pas les statues réalisées selon les critères du réalisme socialiste, c’est-à-dire, réalisme idéologique qui s’est épanoui en Tchécoslovaquie au début des années cinquante. Jan Šrámek rappelle aussi que les vies et les carrières des auteurs de ces œuvres ont été bien différentes :
« Il y a des auteurs qui ont été favorisés à l’époque par le régime communiste comme Zdeněk Němeček ou Jan Habarta mais aussi les artistes qui ne pouvaient pas créer officiellement. C’est le cas par exemple de la série de statues en fer que le sculpteur Karel Nepraš a intitulée ‘La famille prête à partir’. Il y a également une réalisation de Miloš Zet, mon auteur préféré, dont le sort a été très particulier. Au cours de la Deuxième Guerre mondiale, il a été déporté en Allemagne ou en Autriche pour le service du travail obligatoire. Il s’est évadé pour se joindre à la résistance mais ses activités lui ont causé des problèmes après la guerre dans les années 1950. Par la suite, dans les années 1960 à 1980, il a eu la possibilité de réaliser un certain nombre d’œuvres d’art. »
Le triste sort de l’hôtel Praha
Parmi les œuvres réunies dans le livre il y en a une qui les dépasse de loin par ses dimensions. Il s’agit de l’hôtel Praha, un édifice futuriste construit en 1981 par un collectif d’architectes dans le quartier de Dejvice à Prague. Considéré par ses derniers propriétaires comme mal adapté pour pouvoir être exploité lucrativement, il n’a pas échappé à la démolition. Jan Šrámek et de nombreux autres amateurs d’architecture le regrettent beaucoup :« L’hôtel Praha a été un édifice important sur le plan architectural, qui mariait les éléments du modernisme tardif et du brutalisme. Même les intérieurs de l’hôtel ont été réalisés par d’excellents artistes tchécoslovaques de la fin du XXe siècle. »
L’effort de sauver ce bâtiment, considéré par beaucoup comme une des meilleures réalisations architecturales tchèques des années 1980, a mobilisé de nombreux architectes, historiens de l’art et amateurs de l’architecture mais leur initiative n’a pas suscité une réaction efficace des institutions publiques. Dans les dessins de son livre, Jan Šrámek ressuscite donc aussi ce bâtiment monumental entouré d’un grand parc où l’on jouissait d’une belle vue du château de Prague :
« Malgré de nombreuses protestations, on a n’a pas réussi à sauver cet hôtel et il a été démoli en 2014. Ce sont les raisons pour lesquelles nous avons décidé, Jana Kořínková et moi, de présenter cet édifice dans notre livre que nous avons intitulé Circonstances particulières, et qui est consacré aux œuvres d’art réalisées dans l’espace public à l’époque du socialisme qui ont été détruites ou déplacées. Dans ce contexte, l’hôtel Praha joue un rôle important parce que sa destruction démontre ce qui peut arriver aussi à d’autres édifices précieux de Prague qui sont visés actuellement par les démolisseurs. »Nous vivons à l’époque d’un développement tumultueux. L’architecture des villes change rapidement et souvent nous ne le réalisons même pas. Nous ne nous apercevons pas que l’espace public est en perpétuel mouvement et que ce processus balaye parfois les éléments qui faisaient la qualité de nos vies. Et souvent les œuvres de valeur cèdent la place à des œuvres médiocres. On trouve toujours les circonstances particulières pour justifier les verdicts qui condamnent les œuvres du passé quand il s’agit de construire quelque chose de nouveau. Le livre de Jan Šrámek jette un regard lucide et nostalgique sur ce que nous avons perdu sur le chemin vers ce que nous appelons le progrès.