Requiem pour un hôtel

'L'hôtel Praha', photo: BigBoss
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Un édifice d’une grande originalité et d’une rare élégance - c’est ainsi qu’on pourrait caractériser l’architecture de l’hôtel Praha dans le quartier de Dejvice à Prague. Trois maisons d’édition se sont associées pour publier tout récemment le livre Hotel Praha (L’hôtel Praha) qui peut être considéré comme une espèce de requiem pour cet édifice démoli en 2014.

L'hôtel Praha',  photo: Sefjo,  CC BY-SA 3.0

Quand un édifice devient un bouc émissaire

Milena Bartlová,  photo: Archives de l'Université Charles
Le malheur de l’hôtel Praha est d’avoir été construit entre 1975 et 1981 pour la direction du Parti communiste de Tchécoslovaquie et pour le gouvernement tchécoslovaque. Ce simple fait a sans doute joué un rôle lorsqu’a été prise la décision de le démolir. Celle-ci a probablement été pour beaucoup un acte de justice et même un acte de vengeance contre le régime communiste. Au moment fatal, une partie seulement de la société tchèque se rendait compte qu’il s’agissait d’un acte irréparable car on s’apprêtait à détruire une des réalisations les plus accomplies de l’architecture tchèque de la seconde moitié du XXe siècle. L’historienne de l’art Milena Bartlová qui est co-auteure du livre sur cet hôtel, évoque les circonstances exceptionnelles de sa construction dans les années 1970 :

« C’était l’époque du rôle dirigeant du parti communiste ce qui voulait dire que les communistes jouaient un rôle décisif dans toutes les institutions importantes. Bien sûr, c’étaient les architectes qui décidaient de la forme de l’édifice qu’on voulait construire mais ce n’étaient que des architectes choisis et contrôlés par le Parti. En même temps il était dans l’intérêt du commanditaire communiste et de son ambition de représenter son hégémonie, de choisir ce qu’il y a de mieux. (…) L’hôtel Praha est justement un projet pour la réalisation duquel tous les participants souhaitaient avoir la plus haute qualité au niveau européen et mondial et ils ont obtenu ce qu’ils désiraient. »

Photo repro: 'L'hôtel Praha',  Václav Richter / BigBoss

La vitrine des élites communistes

Photo repro: 'L'hôtel Praha' / BigBoss
De grands moyens sont mobilisés pour la réalisation de ce projet confié à quatre architectes de renom : Jaroslav Paroubek, Arnošt Navrátil, Radek Černý et Jan Sedláček. L’édifice doit représenter les élites communistes au niveau international car il est destiné à accueillir, entre autres, des délégations étrangères. Cela doit se manifester aussi dans le luxe recherché de la décoration des intérieurs. Des lustres et des sculptures de verre sont signés par les meilleurs artistes verriers tchèques de l’époque Stanislav Libenský et Jaroslava Brychtová, le mobilier est dessiné par le designer renommé Zbyněk Hřivnáč. Et tous ces artistes réussissent à s’accorder pour créer un ensemble d’une rare homogénéité de style. Le sculpteur Pavel Karous, lui aussi un des co-auteurs du livre L’hôtel Praha, souligne en outre que l’édifice s’insérait harmonieusement dans le paysage citadin du quartier de Dejvice :

Pavel Karous,  photo: YouTube
« Je suis sculpteur et pour moi cet édifice était exceptionnel surtout pour la façon dont il s’harmonisait avec le terrain. L’hôtel réagissait aux courbes de niveau de la pente sur laquelle il était construit, il la copiait, il émergeait de cette pente. Il était exceptionnel sans doute aussi par la décoration intérieure qui mariait les arts plastiques et le design avec l’architecture des intérieurs de l’hôtel. Tout cela lui donnait un caractère unique et en faisait pour moi l’édifice le plus ‘sexy’ de la seconde moitié du XXe siècle. »

Photo repro: 'L'hôtel Praha' / BigBoss

La contribution des artistes verriers

Le visiteur sensible qui contemplait les courbes légères de la façade de l’hôtel depuis le parc environnant, ne pouvait résister au charme subtil et séduisant de ce site. Il y avait quelque chose de poétique dans le dialogue en sourdine entre les lignes légèrement courbes de l’édifice et les ondulations du terrain. C’était comme une harmonie retrouvée, comme une réconciliation entre l’architecture et la nature.

Photo repro: 'L'hôtel Praha' / BigBoss
Le livre consacré à l’hôtel Praha propose aussi au lecteur une espèce de visite virtuelle des intérieurs. D’innombrables photos retrouvées et réunies par les auteurs du livre documentent le style exquis et le niveau élevé de la décoration intérieure et du mobilier de l’hôtel. Pavel Karous évoque notamment la contribution des artistes verriers Stanislav Libenský et Jaroslava Brychtová :

« Ce qu’ont créé Stanislav Libenský et Jaroslava Brychtová se classe, sans exagérer, parmi ce qu’on a fait de mieux au niveau artistique dans Tchécoslovaquie de l’époque. Les deux artistes avaient été exclus du parti communiste pour leur refus ouvert d’accepter l’occupation de la Tchécoslovaquie par l’Armée soviétique ce qui était considéré comme une des pires fautes dans le pays ‘normalisé’. Pourtant ces deux auteurs ont réussi à réaliser par la suite dans l’espace public tchèque de nombreux projets y compris celui de l’hôtel Praha, projets commandités directement par le Parti communiste. Cela démontre que la sélection des architectes n’a pas été politisée et que même des auteurs mal vus par le régime ont pu créer d’excellentes œuvres dans cet hôtel. »

Un hôtel à la clientèle privilégiée et étroitement surveillée

Photo repro: 'L'hôtel Praha' / BigBoss
Le grand paradoxe de l’hôtel Praha, établissement construit pour représenter le Parti communiste, est donc le fait que sa conception et sa décoration intérieure soient dépourvues de toute idéologie. Il est évident que l’idée du luxe de la nomenclature communiste vers la fin des années 1970 n’est plus compatible avec les lourdeurs du réalisme socialiste. Des délégations officielles et des personnalités politiques de premier rang défilent dans cet hôtel qui se veut une vitrine d’un nouveau mode de vie de la classe privilégiée. Parmi eux on compte entre autres Leonid Brejnev, Mouammar Kadhafi et Yasser Arafat. Ce dernier réserve même à l’hôtel un appartement permanent. Pavel Karous rappelle qu’une telle clientèle exigeait des soins exceptionnels et suscitait une attention spéciale :

Photo repro: 'L'hôtel Praha',  Václav Richter / BigBoss
« L’hôtel Praha était fermé au public. Il était gardé 24 heures sur 24 par une unité spéciale de la STB, la police politique du régime communiste. Un système d’écoutes clandestines a été installé dans les salles communes mais aussi très probablement dans les chambres. Ce n’est guère étonnant parce que dans cet hôtel logeaient non seulement les VIP de l’Est et de l’Ouest mais on y négociait aussi les ventes d’armes. Il est donc vrai que les services secrets et la STB surveillaient l’hôtel qui était pour eux une importante source d’informations. »

Toutefois, certaines rumeurs sur le luxe inouï de l’hôtel étaient infondées car cet établissement inaccessible et mystérieux nourrissait l’imagination des gens simples pour lesquels il symbolisait l’arrogance et la prodigalité de la classe dirigeante.

Le glissement vers la démolition

Après la chute du régime communiste en 1989, l’hôtel entre en possession de la municipalité de Prague et s’ouvre au public. Yasser Arafat, qui reste fidèle à cet établissement, y séjourne plusieurs fois, mais on peut y rencontrer d’autres hôtes de marque comme Tom Cruise, Nicole Kidman, B. B. King, Montserrat Caballé, Wesley Snipes, Paul Simon, Art Garfunkel et d’autres.

La démolition d'hôtel Praha,  photo repro: 'L'hôtel Praha',  Václav Richter / BigBoss
En 2002, la municipalité vend cependant l’hôtel dans des circonstances douteuses à la société Falcon Capital et c’est le début de son déclin. Après plusieurs péripéties l’établissement mal entretenu est racheté par le groupe PPF du milliardaire Petr Kellner, l’homme le plus riche du pays. Ce dernier annonce son intention de le démolir pour construire à la place une école Open Gate. Son intention provoque une réaction dans les milieux culturels tchèques qui se mobilisent pour éviter l’irréparable, mais par un mauvais concours de circonstances, ils ne réussissent pas à obtenir l’appui du ministère de la culture qui refuse d’accorder à l’hôtel le statut de monument culturel. Petr Kellner finit donc par mettre en œuvre son projet et en 2014 les murs de l’hôtel Praha s’effondrent sous les coups de machines de démolition. Une petite partie des objets de l’intérieur seulement pourront être sauvés par des musées de Prague.

Un exemple à fuir

Photo repro: 'L'hôtel Praha',  Václav Richter / BigBoss
Aujourd’hui, cinq ans après la démolition, l’ancien emplacement de l’hôtel reste vide. Il n’y a ni l’école Open Gate promise, ni de galerie à ciel ouvert, projets qui devaient être réalisés dans le parc par Petr Kellner. Et Pavel Karous d’en déduire que le véritable objectif de la démolition n’était probablement que l’intention du milliardaire d’élargir la zone de sécurité autour de sa villa qui se trouve dans le voisinage immédiat.

Il ne reste donc que le livre « L’hôtel Praha » qui par des témoignages, des exposés de spécialistes et par d’innombrables photos fait resurgir du passé ce monument, victime du vandalisme de notre temps. Alena Bartlová estime cependant que cette perte irréparable a eu au moins un aspect positif :

« L’affaire de l’hôtel Praha a été la première en son genre à avoir vraiment attiré l’attention du public et à partir de ce moment-là l’intérêt que la société tchèque manifeste à ce genre de monuments n’a eu de cesse d’augmenter. Evidemment, il est triste que l’hôtel n’ait pas pu être sauvé, mais c’est justement cette affaire significative et révélatrice qui a fini par ranimer l’intérêt très souhaitable du grand public pour l’architecture monumentale de la seconde moitié du XXe siècle, pour l’architecture du style dit ‘late modern’. »

'L'hôtel Praha',  photo: BigBoss