Fedora Parkmann : « Partager des concepts ou des démarches artistiques avec la France tout en gardant une spécificité tchèque »
Fedora Parkmann est chercheuse en histoire de l’art au CEFRES et spécialiste de la photographie tchèque au temps du socialisme (1948-1968). Au micro de Radio Prague Int., elle revient sur les changements fonctionnels et esthétiques que l’instauration du régime communiste a eus sur la photographie.
Fedora Parkmann, bonjour, vous êtes chercheuse au CEFRES et êtes spécialisée dans la photographie tchèque entre 1948 et 1968. Auparavant, vous aviez fait une étude sur les transferts entre la photographie tchèque et française. Qu’est-ce qui vous a conduite à vous intéresser à la République tchèque ?
« Pour répondre à cette première question, je vais parler un petit peu de moi, de mon passé. Mes parents sont tchèques, ils ont quitté la Tchécoslovaquie dans les années 1980, ils ont émigré en France. Je suis née et j’ai grandi en France avec cette double culture tchèque et française, j’ai toujours parlé le tchèque à la maison. C’est cette double appartenance qui m’a amenée à m’intéresser à l’histoire de la photographie tchèque, à partir de mon master en histoire de l’art à la Sorbonne, dans le cadre duquel j’avais choisi comme sujet de mémoire les avant-gardes photographiques tchèques. »
Pouvez-vous préciser le sujet de vos recherches ?
« A l’époque, le sujet était une exposition internationale de photographie qui s’est tenue à Prague en 1936. Cette exposition m’a permis de voir à quel point la photographie tchèque s’inscrivait dans tout un contexte transnational. De fil en aiguille, j’en suis arrivée au sujet de ma thèse qui porte sur les transferts artistiques entre la France et la Tchécoslovaquie durant l’entre-deux-guerres. Enfin, j’en arrive aujourd’hui à une période plus récente après 1948 : je m’intéresse au réalisme socialiste dans la photographie en Tchécoslovaquie et à ses liens avec d’une part l’URSS et d’autre part les pays du monde occidental. »
Vous nous parlez de transferts entre la Tchécoslovaquie et la France en photographie, est-ce que vous pourriez m’en dire un peu plus sur la nature de ces transferts ?
« Le concept de ‘transfert culturel’ a été introduit par Michel Espagne dans les années 1990. Je me suis appuyée sur sa méthode. J’étudie les échanges et les circulations artistiques au cœur de l’Europe des avant-gardes, donc, l’idée, c’est de s’intéresser aux déplacements matériels de personnes, d’œuvres, d’images, dans les périodiques ou dans les expositions, et aussi aux déplacements plus immatériels, comme les concepts par exemple, des concepts qui peuvent être partagés. En s’intéressant à ces circulations, on en vient à découvrir les hybridations, les métissages qui sont à l’œuvre dans les styles et les mouvements photographiques en Tchécoslovaquie. »
Est-ce qu’il y a beaucoup de déplacements de Paris à Prague ou de Prague à Paris ? Est-ce qu’il y a beaucoup de Français qui vont faire de la photographie en Tchécoslovaquie, ou l’inverse, de Tchécoslovaques qui viennent faire de la photographie en France ?
« Ça, c’est la question que je me suis posée dans ma thèse. Il s’est avéré que ces déplacements entre Paris-Prague sont plutôt unilatéraux. Ce sont plutôt les Tchèques qui s’intéressent à la France, il y a une très forte francophilie du milieu culturel tchèque et des photographes en particulier. Des photographes tchèques sont notamment allés à Paris. Il y a plusieurs exemples de cela. Moi, je me suis particulièrement intéressée aux surréalistes tchèques Vítězslav Nezval et Jindřich Štyrský qui ont photographié Paris dans l’idée de créer une sorte de mémoire partagée des lieux avec les surréalistes français en revisitant des lieux emblématiques de la topographie surréaliste parisienne, par exemple la place du Panthéon et l’ancien Hôtel des Grands Hommes. »
Est-ce que c’est très différent de ce que les photographes français faisaient à l’époque par exemple dans le mouvement surréaliste ?
« Il y a beaucoup de convergences et, justement, dans le cas des surréalistes, il y a l’idée de rejoindre un mouvement international surréaliste, en gardant une spécificité tchèque liée à l’émergence du surréalisme en Tchécoslovaquie, à ses racines dans les mouvements locaux, notamment Devětsil et le poétisme. Il y a l’idée de partager des concepts ou des démarches artistiques avec des Français et aussi avec des surréalistes d’autres pays. »
J’imagine que le réalisme socialiste est aussi une réaction au surréalisme. Rappelez-nous ce qu’est-ce que le réalisme socialiste ? Est-ce qu’il y a une spécificité tchèque à ce courant ? Est-ce qu’on en trouve des échos en France aussi ?
« Le réalisme socialiste émerge dans les années 1930. On situe la première formulation du réalisme socialiste en 1934 en URSS. Les recherches que j’ai conduites ces trois dernières années portaient sur un mouvement photographique engagé qui travaille avec le style du réalisme socialiste et avec les théories du réalisme socialiste, la photographie sociale en Tchécoslovaquie.
Il faut toujours différencier la mise en œuvre du réalisme socialiste dans un contexte capitaliste et dans un contexte socialiste. À l’époque, dans les années 1930, on travaille avec une photographie qu’on peut appeler ‘sociale’ ou ‘réaliste socialiste’ dans un contexte capitaliste. Il s’agit donc de dénoncer les injustices sociales, alors que l’URSS, elle, célèbre la construction du socialisme. Ce qui m’intéresse, c’est la continuité entre cette photographie sociale qui dénonce les injustices et les conditions de vie et de travail des ouvriers et ce qui se passe en Tchécoslovaquie après 1948, quand les acteurs de ce mouvement communiste gagnent et que leurs idéaux et leurs aspirations deviennent un art officiel. Donc que se passe-t-il à ce moment-là ? C’est toute la spécificité du réalisme socialiste dans la Tchécoslovaquie des années 1950 et 1960 de s’appuyer sur cet héritage historique. »
Donc, finalement, à cette époque, l’art photographique est très engagé politiquement. Est-ce que cet engagement politique perdure dans l’art photographique après la chute du rideau de fer ?
« Après 1989, il y a au contraire un fort rejet de cette idéologie et de ce style, de cette doctrine artistique, d’où aussi le vide historiographique qui s’est créé et qu’il faut aujourd’hui combler en abordant ces sujets de manière dépassionnée, en cherchant à comprendre quelles étaient les idées de ces acteurs, comment ça s’articulait avec les institutions officielles, en faisant face tout simplement à cette idéologie de façon objective, ou en tout cas, en s’efforçant de garder une certaine objectivité historique. »
Le réalisme socialiste a existé en France dans certains arts, est-ce que c’est aussi le cas en photographie ?
« Le réalisme socialiste, on le connaît surtout en peinture. C’est là où il a été le plus étudié. En photographie, c’est beaucoup moins le cas, même s’il y a eu des recherches entreprises récemment, notamment avec l’exposition « Cold Revolution » à Varsovie en 2021. En tout cas, en Tchécoslovaquie, il y a très peu de recherches. Je peux citer les recherches de Tomáš Pospěch ou de Lukáš Bártl qui s’occupent de cette période mais qui ne travaillent pas directement sur ce style officiel du réalisme socialiste. Je crois qu’il y a encore matière à faire des découvertes. »
Est-ce que l’on retrouve aussi ces styles – surréalistes ou réalistes socialistes – dans la photographie amateur ?
« La question de l’articulation avec la photographie amateur est vraiment très importante. Le surréalisme a ignoré cette question de la photographie amateur, même s’il y a eu quelques idées allant dans le sens de ‘il faut libérer l’esprit des ouvriers, leur imagination et leur inspiration artistiques, en leur confiant un appareil photo’, donc ça leur permettait finalement d’entreprendre une démarche artistique, sans éducation artistique particulière. En revanche, pour la photographie sociale et pour le réalisme socialiste, les photographes amateurs sont vraiment centraux, puisqu’on encourage toute cette population à documenter sa réalité sociale. L’idée, c’est vraiment de s’emparer de l’appareil photographique pour livrer un témoignage sur son vécu, donc dans une société capitaliste, un vécu semé d’injustices, et dans une société communiste, célébrer plutôt les avancées du socialisme, éventuellement dénoncer certains défauts pour les améliorer. »
Est-ce que c’est facile pour vous de trouver ces photographies, ces sources, surtout quand elles sont privées ?
« La question des sources est fondamentale ; moi, je m’appuie beaucoup sur la presse illustrée de l’époque, donc là, on a un panorama assez complet de la création photographique surtout officielle. Ensuite il y a quand même des fonds de collections de photographies publics au Musée des Arts décoratifs de Prague, à la Galerie morave de Brno et pour les fonds privés, c’est un véritable travail de détective, il y a certains endroits que l’on connaît, et puis d’autres qu’il faut aller chercher. »
Est-ce que les cartes postales respectent aussi ces esthétiques ?
« C’est vraiment une question très intéressante, vous m’ouvrez une piste, parce que je n’avais pas pensé à la question des cartes postales. Je sais qu’il y a des recherches en France actuellement, enfin dans le cadre d’un travail de thèse sur l’image que la Tchécoslovaquie a cherché à projeter à travers les cartes postales et les publications touristiques en France, donc oui, effectivement, c’est une question qui reste encore à explorer. »