« En tant que paléontologue, vous réalisez rapidement qu’aucune espèce n’est éternelle »
En 2020, le magazine Geological Science annonçait qu’une équipe internationale avait découvert dans l’Anti-Atlas, au Maroc, une nouvelle espèce d’arthropode datant de l’ordovicien, soit il y a 480 millions d’années. Une période si lointaine que notre planète avait une toute autre apparence et un tout autre climat. Parmi les scientifiques de cette expédition, le paléontologue Lukáš Laibl qui s’est spécialisé dans l’étude des trilobites, et notamment de leurs larves. A Radio Prague Int. il a parlé de cette découverte, mais aussi de vulgarisation scientifique et de la passion qui l’anime depuis tout petit.
Lukáš Laibl, bonjour, vous êtes paléontologue, vous êtes membre de l’Institut de géologie de l’Académie tchèque des sciences, et en 2020, dans le cadre de recherches menées par une équipe internationale, vous avec découvert avec vos confrères et consœurs au Maroc la larve fossilisée d’un ancien arthropode datant d’il y a 480 millions d’années. Mais avant de parler de cette découverte, j’aimerais revenir à votre parcours : comment vous êtes-vous dirigé vers des études de paléontologie ?
« Je m’intéresse à la paléontologie depuis mon enfance. Quand j’étais jeune j’ai vu ce film très populaire de Karel Zeman, Cesta do pravěku (Voyage dans la préhistoire) : c’est l’histoire de quatre jeunes garçons qui, en prenant une rivière à contre-courant, remontent le temps : le Quaternaire, le Tertiaire, le Mézozoïque pour arriver au Paléozoïque où ils découvrent un trilobite vivant. Je l’ai vu à l’âge de cinq ans et j’ai commencé à faire des plans pour préparer un voyage du même type ! Puis j’ai grandi et j’ai découvert que c’était impossible… J’en ai pleuré toute une journée. C’était un sentiment proche de celui qu’on ressent quand on découvre qu’on est mortel. Mais la paléontologie et les animaux préhistoriques m’intéressaient toujours : j’ai reçu des livres de paléontologie, j’ai commencé à collectionner des fossiles et j’ai fini par faire des études dans ce domaine. Donc finalement, j’ai exaucé mon rêve d’enfant : dans ma tête au moins, je voyage dans la préhistoire tous les jours. »
Dans les pas de Joachim Barrande
Vous mentionnez le film de Karel Zeman Voyage dans la préhistoire. En Tchéquie, il y a une référence française liée à la paléontologie : celle de la grande collection de trilobites constituée par le français Joachim Barrande au XIXe siècle et qu’il a léguée au Musée national. Avez-vous aussi grandi avec cette référence ?
« Pas quand j’étais petit. Mais le thème de mes études supérieures était l’ontogénèse des trilobites, c’est-à-dire la croissance d’un trilobite, depuis le stade larvaire, le bébé trilobite en somme jusqu’au stade du trilobite adulte. Et justement Barrande a été un des premiers à avoir décrit l’évolution des trilobites depuis la larve jusqu’au stade adulte. Il l’a fait à partir de matériel qu’il a mis au jour en Bohême, notamment dans les environs de Skryje, dans la région de Křivoklát. On y trouve justement des bébés trilobites en grande quantité. D’une certaine façon mon rôle est de continuer ce que Barrande a commencé à faire il y a plus de 160 ans et d’étudier cette ontogénèse des trilobites, mais avec les acquis de la paléontologie actuelle et la science contemporaine. »
Est-ce qu’on trouve encore des fossiles de trilobites, ou de bébés trilobites comme vous dites, en Bohême centrale et plus largement en Tchéquie ?
« On en trouve encore finalement. Avec des collègues de la réserve protégée de Křivoklát, nous avons nettoyé la zone qui a servi à Barrande pour ses recherches. Nous avons installé un tableau pédagogique donc les gens qui passent dans le coin peuvent découvrir qu’il y a 500 millions d’années il y avait là une pépinière de trilobites. »
Une nouvelle espèce d’arthropode préhistorique découverte au Maroc
Je le disais en introduction, vous avez fait partie d’une équipe internationale de chercheurs qui ont découvert il y a trois ans dans l'Anti-Atlas au Maroc, un nouveau type d’arthropode. Son petit nom : « Tariccoia tazagurtensis ». Est-ce aussi un type de trilobite ? Quelles étaient ses caractéristiques ?
« Ce n’est pas exactement un trilobite. C’est un arthropode. Les arthropodes sont un groupe dans lequel on trouve aujourd’hui les insectes, les crabes, les homards, les araignées. C’est un arthropode qui est proche parent des trilobites, mais il n’en a pas toutes les caractéristiques, comme des yeux, une partie proéminente du corps… Les trilobites se composent de trois lobes, d’où leur nom et cet arthropode en est dépourvu. Mais lui aussi est composé de segments, d’une tête, d’une queue, comme un trilobite tout en étant plus petit. Ce qui est intéressant, c’est que les trilobites avaient une carapace très dure, comme celle d’un homard. C’est d’ailleurs pour cela que nous avons beaucoup de fossiles, parce que la carapace était dure et a été renforcée par le carbonate de calcium.
Mais l’arthropode que nous avons retrouvé était mou, un peu comme une mouche. Donc c’est extrêmement rare de retrouver des fossiles de ce type : on le compte sur les doigts d’une main. Par ailleurs, nous l’avons appelé Tariccoia tazagurtensis parce que ‘Tazagurt’ est un mot de la langue berbère des gens qui vivent dans l’Atlas marocain. ‘Tazagurt’ est le nom de la ville Zagora en berbère dont une partie a été fondée par les Français sous le protectorat. C’est aussi le nom de deux montagnes là-bas. Et comme nous y avons trouvé le fossile, nous avons décidé de lui donner ce nom. »
En archéologie, on dit souvent qu’on ne trouve que ce qu’on cherche. Est-ce que cela marche de la même façon pour vous en paléontologie ?
« Pas forcément, non. Il m’est souvent arrivé de chercher quelque chose et de trouver quelque chose de totalement différent et de plus intéressant. Mais d’un autre côté, quand vous cherchez des jeunes trilobites ou d’autres arthropodes qui se trouvent dans des localités très spécifiques, en général vous les trouvez. L’avantage de ces arthropodes, c’est qu’un seul individu pouvait potentiellement laisser des dizaines de fossiles. Tout comme nos crabes ou insectes actuels, ils opèrent leur mue afin de pouvoir grandir. Et de chaque mue peut naître un fossile. C’est pourquoi souvent, dans certains endroits, on retrouve une grande quantité d’arthropodes. Donc oui, en effet, je trouve en général ce que je cherche ! Même s’il y a des exceptions. Un collègue a récemment découvert un arthropode totalement par hasard dans un amas issu des déchets des travaux de creusement du nouveau métro. Cet arthropode est assez proche du nôtre au Maroc. »
Une planète bleue différente d’aujourd’hui
On a du mal à se représenter ces périodes si lointaines. 480 millions, c’est difficile à imaginer. A quoi ressemblait notre planète à cette époque ?
« Imaginons que vous vivez à l’époque et que vous ayez un atlas, eh bien la terre vous paraîtrait familière à certains égards : il y avait déjà la vie, les déserts étaient vides toutefois, sans plantes, la vie se concentrait dans les mers, il y avait assez d’oxygène, donc vous auriez pu respirer. Mais la différence principale, c’est qu’il faisait plus chaud qu’aujourd’hui, et les continents étaient totalement différents. Tout le monde a entendu parler du supercontinent appelé Pangée. Mais là, c’était encore bien avant la Pangée, une époque où les continents étaient divisés en plusieurs parties et concentrés dans l’hémisphère sud. Cela s’appelait le Gondwana et c’était composé de l’Amérique du Sud, de l’Afrique, de l’Inde, de l’Australie, de l’Antarctique et d’un bout de l’Europe actuelle, dont la Bohême centrale. Ensuite vous aviez trois autres continents plus petits, dans une zone tropicale : la Laurentie, qui correspond plus au moins à l’Amérique du nord, Baltica qui correspond aux pays scandinaves, baltes, un bout de la Russie et de l’Europe du nord. Enfin, le craton de Sibérie. Ces trois continents étaient plus petits et se situaient autour de l’équateur. Le reste, c’était le Gondwana d’où proviennent la plupart des animaux que mes collèges et moi étudions. »
Etudier les différentes époques de la vie sur notre planète force à l’humilité : il y a eu des époques où une grande partie de la vie s’est éteinte. On pense évidemment aux dinosaures, mais plus tard, différents types d’hominidés ont aussi disparu et seul Homo sapiens a survécu. Qu’est-ce que cette connaissance vous apporte par rapport aux dangers écologiques qui touchent notre planète aujourd’hui ?
« En tant que paléontologue, vous réalisez assez rapidement qu’aucune espèce n’est éternelle. Soit – et c’est ce qui se passe le plus souvent – l’espèce s’éteint sans descendance, ou alors elle donne naissance à une nouvelle espèce. Voilà ce que nous dit la paléontologie sur l’histoire de notre planète. Contrairement aux biologistes, les paléontologues ont des possibilités limitées quant à ce qu’ils peuvent découvrir. Par exemple, je ne pourrai a priori jamais étudier l’ADN des trilobites et je n’obtiendrai jamais autant d’informations que celles qu’un biologiste peut extraire d’un oiseau ou d’un insecte. Mais contrairement à la biologie, nous bénéficions d’une vision de l’histoire très ancienne. C’est une dimension importante : nous pouvons étudier ce que faisaient les animaux ou les plantes sur une période d’évolution de plusieurs millions d’années. On peut dénombrer combien d’espèces existaient avant une grande extinction, combien il en restait après. On peut dire combien se sont éteints et lesquels. Les phénomènes d’extinction sont sélectifs : ils touchent certaines espèces plus que d’autres. Donc personnellement, j’essaye de comprendre pourquoi certains types de trilobites se sont éteints et pas les autres. Des collègues ont mis en évidence qu’à la fin de l’ordovicien, soit il y a 444 millions d’années, il y a eu une période glaciaire et beaucoup de types de trilobites se sont éteints. Or seuls ceux dont les petits flottaient comme du plancton ont disparu, pas ceux dont les larves vivaient au fond des eaux. Ceci a des conséquences sur notre période contemporaine : vous pouvez ainsi prédire quelles espèces sont susceptibles de disparaître. Les crustacés actuels ont une évolution assez similaire à celle des trilobites : la plupart des crabes ont des petits qui nagent comme du plancton, mais quelques autres espèces ont des larves vivant au fond de la mer. On peut donc faire des hypothèses à partir de l’exemple des trilobites même si la situation actuelle est différente puisque notre planète se réchauffe plutôt qu’elle ne se refroidit. »
La paléontologie, porte d’entrée vers les sciences dures
Vous intervenez aussi auprès des enfants pour partager votre savoir. Les enfants sont en général fascinés par les dinosaures. Comment parvenez-vous à les intéresser à votre domaine de la paléontologie qui est peut-être moins impressionnant pour eux ?
« Je pense que les trilobites sont tout aussi impressionnants que les dinosaures ! Mais ils ne bénéficient pas d’un aussi bon marketing… Donc c’est moi qui fais le marketing des trilobites et des arthropodes. Au final, quand vous discutez avec les enfants, ils sont souvent très enthousiastes, surtout si vous leur apportez des fossiles qu’ils peuvent toucher. C’est d’ailleurs quelque chose de plus rare pour les dinosaures où on a quand même moins l’occasion de tenir un os. En plus j’utilise d’autres outils : une collègue m’a confectionné des peluches représentants des bébés trilobites. J’ai la version bébé plancton, et l’autre qui ressemble à un hamburger représente celui qui vivait au fond des eaux. Les enfants adorent ! D’ailleurs en venant à la radio, j’ai d’abord dû demander la permission à mon fils de les emprunter ! Je pense que globalement, cela dépend de l’enthousiasme de la personne qui présente les choses aux enfants. Quand on est passionné, ce que je suis, ils sont forcément intéressés. C’est bien, non seulement parce qu’on veut tous qu’ils y aient plus de paléontologues à l’avenir, mais aussi parce que la paléontologie peut servir de porte d’entrée vers les sciences dures. Les enfants aiment ça, pas seulement à cause des dinosaures, mais aussi à cause des mammouths, de la vie pendant la préhistoire, etc. Grâce à la paléontologie, ils peuvent apprendre des méthodes scientifiques sans trop d’effort. »
A Prague, il est possible de voir de trilobites au Musée national. Mais il existe aussi dans le IVe arrondissement le Trilopark à destination des plus jeunes…
« J’y suis parfois bénévole justement. Ils organisent des évènements certains week-ends et une fois par mois, je suis là pour raconter des choses aux enfants qui viennent avec leurs parents. C’est un lieu interactif donc les enfants peuvent y chercher des ossements, fabriquer un fossile. D’ailleurs, le collègue dont je parlais tout à l’heure, celui qui a trouvé un arthropode dans des déchets de construction du métro, travaille au Trilopark. Finalement c’est du donnant-donnant : je suis bénévole là-bas et je peux ensuite étudier des découvertes qu’ils ont faites ! »