Éric Vuillard : « L'Histoire nous confronte à un labyrinthe de la vérité »

Photo: Matthes & Seitz Berlin

En cette journée célébrant le jour de la Libération, parlons littérature, avec un livre qui revient sur la façon dont tout a commencé. Dans "L’Ordre du jour", traduit en tchèque l’année dernière sous le nom "Tagesordnung" (paru aux éditions Argo), Éric Vuillard, prix Goncourt 2017, revient sur les événements qui ont précipité l’annexion de l’Anschluss. Conjuguant langue lyrique et talents d’historien, l’écrivain nous offre un livre tout à fait admirable. Radio Prague l’a rencontré à l’occasion de son passage à Prague.

Éric Vuillard,  photo: Richard Klíčník,  ČRo

Votre livre s’ouvre sur la réunion de vingt-quatre chefs d’entreprise allemands chez Göring, des industriels qui acceptent de financer la campagne d’Hitler pour les élections législatives. Pourquoi avoir commencé sur cet événement si peu connu et pourtant crucial ?

Photo: Matthes & Seitz Berlin
« La littérature peut s’autoriser à nous re-raconter cet événement. Et je pense que ça n’est pas simplement une manière de nous divertir. Il y a là une production de savoir. Le fait de raconter à partir de documents existants comment cette réunion et ce type de réunions se produisent… En incarnant les choses, on permet de garder en vie un élément essentiel et non pas anecdotique de la vie sociale. »

On connaît les noms de ces vingt-quatre industriels, omniprésents aujourd’hui sous forme de marques et d’enseignes : Allianz, Bayer, Krupp, Opel, Siemens… Rappeler ici leurs noms, c’est une façon de lutter contre l’amnistie que le capitalisme leur a accordée ?

« C’est plutôt une façon de montrer une continuité. J’ai voulu inverser cette vieille théologie politique selon laquelle « quand le roi est mort, vive le roi », parce que son corps moral subsiste. Cette théologie avait des vertus conservatoires, elle voulait assurer la continuité du pouvoir monarchique. Aujourd’hui on peut retourner cette distinction contre le pouvoir économique pour essayer de le penser. En effet, il y a un danger. L’entreprise est une sorte de corps mystique qui survie à tout, aux individus, à la Deuxième Guerre Mondiale, à des crimes sans nom… »

Une scène emblématique : le dîner donné à Downing Street pendant lequel Chamberlain, premier ministre britannique, apprend l’annexion de l’Autriche et n’ose interrompre l’intarissable et détestable Ribbentrop, l’ambassadeur du Reich au Royaume-Uni. Vous aimez vous moquer de ce decorum politique absurde…

Neville Chamberlain et Joachim von Ribbentrop,  photo: Bundesarchiv,  Bild 183-H12486,  CC BY-SA 3.0
« Oui, et ce n’est en effet pas sans rapport avec aujourd’hui... on a en a même des exemples récents ! Cette dimension de ridicule, théâtrale de la vie politique, tout le monde la partage quels que soient ses opinions politiques. Pour ce qui concerne ce déjeuner, ce qu’il y avait de frappant, c’est que la littérature peut raconter la scène. On considère que ce sont des éléments sans importance, liés au divertissement. Je crois l’inverse. Je pense que dans Germinal le fait d’incarner pour la première fois la vie ouvrière, c’est un élément sérieux. Et là, je pense qu’en incarnant en littérature des hommes politiques, et de raconter à nouveaux frais ce déjeuner d’adieux à Downing Street, ce que j’ai compris c’est à quel point Chamberlain avait été patient, ce qui n’est pas anecdotique. Il est quand même très curieux de voir qu’un homme d’État, issu d’une famille politique, ait pu supporter pendant des heures les discours superficiels de Ribbentrop. Du coup peut-être que la littérature peut nous faire quelque chose de la vie publique : cette politesse est homogène à la politique d’apaisement. La politique d’apaisement est une politique de politesse excessive à l’égard des nazis. »

L’un des éléments très importants de votre art littéraire, c’est la recherche du détail, innocent au premier abord, mais dont vous savez tirer avec talent toute la profondeur. L’exemple le plus parlant, c’est une certaine photographie de l’autrichien Schuschnigg…

Kurt Schuschnigg,  photo: public domain
« Il n’y a pas de neutralité possible, en fait. L’idée naïve, ingénue, en circulation, selon laquelle les faits sont des faits, objectifs, est scolaire. Une certaine vision politiquer exploite cette idée selon laquelle sortir des faits serait idéologique. Mais en réalité, tout est idéologique, tout est montage. A l’inverse de la façon dont omniprésente la littérature, je ne crois pas ce qui la caractérise soit la fiction, c’est au contraire un certain rapport à la réalité. »

Une autre scène que vous révélez : avant l’invasion de l’Autriche par les allemands, la Wehrmacht est frappée par une panne géante. Pourquoi est-ce qu’on en a aussi peu entendu parler ?

« L’épisode qu’on appelle l’Anschluss est une victoire pour les nazis, ce qui fait de la panne un élément anecdotique. Mais surtout cela nous arrange bien. Parce que cette panne montre que les France et l’Angleterre auraient pu arrêter cette invasion et ont décidé de ne pas le faire. L’autre point, qui est un point plus général, est lié à la toile de fond de notre savoir. Nous sommes tous très sujets aux images. Si bien que puisqu’il n’y a pas d’images de cet événement, et même au contraire, puisque les seules images de l’Anschluss que l’on a, ce sont des images de propagandistes nazis. Et donc tout cela s’imprègne dans le fond de notre œil. Donc on peut bien connaître cet événement, on est envahis par ces images qui ont construit le fond du tableau. Cela souligne le problème du fait qu’un événement soit hors-champ : les propagandes continuent à produire des effets sur le savoir. »

A propos de ces effets produits sur le savoir, vous évoquez une lettre de Walter Benjamin racontant que les autorités autrichiennes avaient coupé le gaz parce qu’ils se suicidaient au gaz et laissaient impayées leurs factures, et vous écrivez : « Je me suis demandé si cela était vrai, tant l’époque inventa d’horreurs par un pragmatisme insensé, ou si c’était seulement une plaisanterie. Mais qu’importe : lorsque l’humour incline à tant de noirceur, il dit la vérité ».

Walter Benjamin,  photo: public domain
« C’est une manière de rendre compte de la trajectoire de mon propre savoir. Evidemment, j’ai d’abord voulu savoir si c’était vrai. Mais c’est en cherchant que je me suis dit que peu importait que cela soit vrai ou faux. C’est-à-dire que ce type de cynisme, de rapport à l’autre, le nazisme l’avait eu en d’autres occasions. Walter Benjamin nous montre le cynisme nazi. C’est une lettre qu’on ne comprend pas tout de suite, pour des raisons liées à la fois au style de Benjamin, mais aussi à notre volonté de refouler cette horreur. C’est peut-être l’expérience qu’il a faite : il ne voulait pas le savoir, il n’avait pas envie de comprendre cela. »

Quelques mois après l’Anschluss, la Tchécoslovaquie va connaître un sort comparable et sera démantelée par l’Axe. L’Ordre du jour risque donc de connaître un écho particulier ici…

« Ce qu’il y a d’émouvant, c’est que Prague, c’est Kafka, que Kafka c’est un rapport particulier au savoir. On peut dire que par exemple Kafka est l’un des écrivains qui a le mieux montré quel point les institutions étaient prises dans des éléments contradictoires, notamment dans "Le Procès" : si la justice est là pour faire en sorte que des criminels soient condamnés, on voit que c’est plus compliqué que ça : il y a un labyrinthe de la vérité. Et avec l’histoire, on est aussi confronté à cela. On sait que la famille de Kafka a subi aussi la Shoah. D’un point de vue littéraire, c’est donc double émouvant… »

Le Troisième Reich en 1939,  source: Fj-de,  public domain