Étudier dans un autre pays quand le sien est en guerre
Yaryna Derevianko et Hordii Vdovichenko ont quitté l’Ukraine respectivement avant et après le début de l’invasion russe. Originaires de Kyiv, ils ont laissé leurs familles pour s’installer en République tchèque. Ils racontent leur adaptation à Prague et les différences qu’entraînent leurs situations.
Quand êtes-vous arrivés à Prague et comment s’est passée votre acclimatation ?
« Je suis venu ici parce que Yara y étudiait. Quand la guerre a commencé, elle m’a demandé de la rejoindre, et nous avons vécu pendant une semaine dans son dortoir. J’ai facilement pris la température de Prague. Mais les premières semaines ont quand même été rudes : j’empruntais n’importe quel tramway et j’atterrissais dans des endroits un peu hasardeux. Je n’avais pas spécialement d’amis, alors je marchais comme un fou pendant des kilomètres. Au bout d’un mois et demi, j’ai commencé à ressentir l’atmosphère de toute la ville. J’ai pu saisir les endroits que j’aimais et ceux que j’aimais moins. »
« Je suis arrivée il y a un peu plus d’un an et demi, en septembre 2021. Je voulais vivre à l’étranger, en Europe. En Ukraine, les opportunités d’études d’art sont moins nombreuses qu’ici. J’ai choisi Prague en raison de son effervescence culturelle : il y a beaucoup de galeries, de musées, d’écoles d’art. Aussi, la langue est similaire à l’ukrainien, donc l’adaptation a été plus simple. »
Quelles études suivez-vous ?
« À Kyiv, j’ai longtemps étudié la cinématographie avant de me réorienter vers la réalisation, mais la guerre a éclaté le jour de ma rentrée. J’ai commencé à chercher des programmes Erasmus pour les réfugiés ukrainiens à Prague, et j’ai vu que la FAMU [Académie du film de Prague] en proposait. J’ai donc continué mes études ici, mais en me tournant davantage vers la photographie et l’audiovisuel. Récemment, j’ai candidaté pour des écoles de nouveaux médias et d’intermédias. »
« J’étudie l’histoire de l’art chrétien à l’Université Charles, et j’aimerais entrer dans une école d’art. Avec Hordii, nous avons d’ailleurs beaucoup de projets artistiques en commun. »
« Je me suis aperçu qu’à force de travailler avec Yara, nous sommes devenus drôles et créatifs. Et artistiquement, c’est important de pouvoir l’être. »
Quand vous travaillez ensemble, qu’est-ce que vous essayez de mettre en avant, de montrer à votre public ? Hordii, vous avez souligné l’importance de l’humour dans l’art : est-ce que c’est un moyen de soulever des sujets politiques ?
« Les deux. Certaines vidéos sont simplement très marrantes, mais d’autres abordent des problèmes sérieux - comme celui de la guerre en Ukraine par exemple. Il est plus facile de considérer un sujet lorsqu’il est proposé sous un prisme humoristique que de regarder un documentaire social dans lequel les gens n’arrêtent pas de pleurer. Donc nous, on crée une vidéo avec des vaches sur le modèle de Minecraft, vous la regardez jusqu’au bout parce qu’elle vous amuse mais vous comprenez quand même qu’on traite d’un sujet grave. »
À propos d’argent, est-ce que vous recevez une aide de la part de l’État ou de votre université ?
« Oui, tous les réfugiés ukrainiens qui vivent en République tchèque reçoivent environ 5 000 couronnes par mois de la part de l’État. L’université me procure aussi une bourse, donc j’arrive à couvrir tous mes frais. Beaucoup de choses sont d’ailleurs organisées par l’école : nous avons des cours en ukrainien, des cours d’adaptation, des cours de tchèque, des événements… »
« Moi, par contre, je n’ai pas d’aides. C’est lié à mon statut : je suis arrivée comme étudiante, pas comme réfugiée. Donc je dois tout payer moi-même. Mon père m’envoie de l’argent, mais il vit à Kyiv. En fin de compte, ai-je suis dans la même situation que les autres Ukrainiens, sauf que j’ai un visa étudiant.
Il n’y a que l’université Charles qui donne une bourse à tous les Ukrainiens, même ceux arrivés avant la guerre. Il y a quelques mois j’ai candidaté pour l’avoir, mais ils ont oublié trois échéances de paiement. Avant le Nouvel an, ils m’ont fait un cadeau puis versé de l’argent. Mais je n’ai plus rien reçu depuis. »
Comment vous sentez-vous à Prague ? Je pose cette question en pensant aux manifestations organisées par des groupes d’extrême droite en octobre dernier. Plus de 70 000 personnes s’étaient réunies sur la place Venceslas. Qu’ont-elles provoqué en vous ?
« Je pense que les idées pro-russes, d’extrême-droite et anti-Ukrainiens circulent dans tous les pays. Mais en réalité, l’avis des gens qui les véhiculent n’est pas logique. Ils ne regardent que la partie visible de l’iceberg et sont effrayés parce que les prix - celui du gaz notamment - augmentent scandaleusement. Donc ils essayent d’exorciser cette situation en nous détestant. Mais s’ils creusaient le sujet, ils comprendraient que tous ces Ukrainiens qui arrivent ici travaillent et créent de la richesse. Ils participent à ce que tout ne s’effondre pas. Et il faut garder en tête que nous n’avons pas lancé cette guerre. Ils devraient plutôt détester Poutine, les Russes et la Russie. »
« Selon moi, c’est aussi une question de propagande. Les gens qui tombent sur les discours du Kremlin pensent que leurs factures de gaz vont grimper à plusieurs milliers de couronnes par jour. Et ils ont tendance à ne pas élargir leur point de vue, à ne pas considérer les gens qui souffrent. Ils pensent que leur problème est le plus important du monde et qu’ils vont pouvoir le régler avec des discours pro-russes. »
Yara, vous lisez le tchèque. Êtes-vous déjà tombée sur ce type de propagande, en ligne par exemple ?
« Oui. Mais j’ai aussi vu des publicités en tchèque alertant sur ces fausses informations. Il était dit que c’était de la propagande russe, qu’il ne fallait pas l’écouter. D’ailleurs, je pense que ceux qui croient à ces fake news sont minoritaires par rapport aux autres. »
Est-ce que vous prévoyez de rester à Prague, d’aller dans une autre ville ou un autre pays ?
« J’ai choisi ma destination d’études en pensant obtenir une licence à Prague. Après, j’irai sûrement dans un autre pays, pourquoi pas en France. Ou peut-être que je resterai ici : j’aime beaucoup la ville, maintenant. »
« Ça dépend. Je suis tombé amoureux de Prague en y arrivant. Puis j’ai commencé à m’ennuyer, alors je suis parti quelques jours en Pologne, à Cracovie. Mais comparé à ici, c’est un village ! Qu’est-ce que j’étais content de rentrer… Devant la gare centrale, j’ai eu envie de tomber sur le sol et de l’embrasser, de dire ‘Oh mon dieu, Prague, je t’aime !’. Mais il est certain que beaucoup de choses que j’avais ou que je faisais à Kyiv me manquent. C’est une ville beaucoup plus grande. Je ne sais pas, je pense que je devrais davantage voyager, voir des choses plus proches et plus éloignées de moi. Mais je peux aussi dire que j’aimerais beaucoup vivre en France. »