Faites la « mír », pas la guerre

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C’est à un tout petit mot de la langue tchèque - mais quel mot ! - auquel nous allons nous intéresser aujourd’hui. Un mot qui n’est pas vraiment tchèque, mais slave, et même Slave avec un grand « S ». Autrefois, en effet, parmi les notions fondamentales de la pensée commune aux ethnies slaves en Europe centrale et orientale appartenait un terme qui désignait le monde dans lequel l’ordre des choses était assuré par les rituels, les traditions et le soutien des dieux, un monde très différent de « l’autre monde », le monde environnant, ennemi et mauvais. Cette notion, ce terme, c’est le petit mot « mír » - la « paix ».

Marta Kubišová - Modlitba pro Martu,  photo: YouTube
« Ať mír dál zůstává s touto krajinou. Zloba, závist, zášt, strach a svár, ty ať pominou, ať už pominou. »– littéralement « Que la paix reste avec ce pays. Que la rage, la jalousie, la rancune, la peur et les querelles cessent, qu’elles cessent enfin… ». Telle était la « Prière pour Marta » - « Modlitba pro Martu », ou plus précisément la prière de la chanteuse Marta Kubišová pour son peuple, le peuple tchécoslovaque, une prière pour le maintien de la paix en Tchécoslovaquie. Interdite peu après sa sortie de diffusion à la radio et à la télévision, « Modlitba pro Martu » est rapidement devenue, en 1968, un symbole de la résistance des Tchèques à l’occupation de leurs terres. Un peu plus de vingt ans plus tard, avec le retour de la liberté, cette même chanson est revenue à l’ordre du jour pour devenir l’hymne officieux des journées révolutionnaires de novembre 1989 qui ont abouti à la chute du régime communiste.

Avant de nous pencher sur ce mot « mír », rappelons un autre mot qui peut faire figure de synonyme et auquel nous avons déjà consacré une émission : le mot « pokoj », dont un des sens est celui de « tranquillité, repos » et donc aussi de « paix ». Exactement le sens que l’on retrouve dans l’interjection « Fichez-moi la paix ! » pour réclamer le silence et le calme, mais aussi par exemple lorsque l’on affirme « avoir la conscience en paix » pour la sérénité de l’esprit ou lorsque l’on évoque « la paix de la nature », à savoir sa quiétude exempte de bruit, voire encore « la paix de l’âme ». Pour désigner cette « sérénité de l’esprit » et cette « paix de la nature », une paix intérieure en quelque sorte, la langue tchèque possède donc le mot « pokoj », un mot auquel les Tchèques, dans la pratique, préféreront cependant parfois celui de « pohoda », cette fameuse « pohoda » que nous avons également déjà évoqué dans une émission précédente ; un mot garanti 100% tchèque difficilement traduisible, mais qui désigne en quelque sorte (comme nous l’avions alors titré) un art de vivre à la tchèque. Ainsi donc pour un des deux sens du mot « mír », celui de « tranquillité » qui est aussi celui de « pokoj » et, dans une certaine mesure, de « pohoda ».

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Mais la paix – « mír », que Marta implore presque jusqu’à en pleurer dans sa chanson est tout autre. Il s’agit bien sûr de ne pas être en guerre, de cesser les hostilités, un conflit pour parvenir à un état de concorde, à une entente amicale des individus. Il s’agit en quelque sorte du sens sociologique du mot (merci qui ? Merci Wiki…).

Mais ce qui nous préoccupe plus encore, c’est l’étymologie du mot. A l’origine, en Russie, « mír » signifiait le rassemblement des habitants d’un village qui avait lieu lorsqu’il s’avérait nécessaire de régler un différent ou d’aplanir une querelle. Le mot « mir » représentait alors l’ensemble de la commune, la communauté de tous les habitants, bref « le monde » puisque, en russe, ce mot peut à la fois signifier « paix » et « monde ».

L’autre sens, plus récent, de ce mot on ne peut plus slave, est donc celui d’un état sans hostilités, sans guerre, comme dans les vieux mots slaves « mier » (pour « mír ») et « mieřiti » (devenu depuis « smířit » - « réconcilier », « pacifier »), ainsi que dans les dérivés de la langue contemporaine : « mírný » - « tempéré, doux, pacifique, paisible », « smírný » - « amiable », ou « smířený » - « réconcilié ».

Photo: Archiv ESO,  CC BY-SA 3.0 Unported
On retrouve le sens le plus ancien du mot, celui donc de « monde », également dans le vieux slave (ou slavon) ainsi, semble-t-il, que dans les premiers documents écrits en tchèque. Ce sens a été conservé en russe, mais aussi par exemple en serbe. Mais en tchèque, ce mot « mir » dans le sens de « monde » a disparu pour réapparaître ensuite notamment dans le mot « vesmír », qui désigne, lui, « l’univers, le cosmos », ou si vous préférez « tous les mondes, et pas seulement le nôtre ». Une signification qui provient là aussi du russe, puisque l’addition des deux mots « ves » et « mir » signifie « celý svět » - « le monde entier ».

Ne nous reste plus qu’à souhaiter « pokoj » et « mír », si ce n’est dans le « vesmír », au moins dans « le monde entier ». C’est sur ce vœu utopique que s’achève ce « Tchèque du bout de la langue ». On se retrouve dans quinze jours pour d’autres découvertes sur cette belle langue slave qu’est le tchèque. D’ici-là, portez-vous du mieux possible - mějte se co nejlíp !, portez le soleil en vous - slunce v duši, salut et à bientôt - zatím ahoj !


Rediffusion du 20/06/2014