Festival de Jihlava : un regard commun sur le cinéma documentaire

Photo: ČTK

Le festival du film documentaire de Jihlava, dont la 20e édition s’est achevée ce weekend, est devenu au cours des deux décennies écoulées l’événement le plus important du genre en Europe centrale. Dévoilé samedi soir lors de la cérémonie de clôture, son palmarès témoigne de sa volonté de tordre le cou aux traditionnelles frontières qui sépareraient le documentaire du reste du cinéma. Et Radio Prague le prouve :

Les festivaliers présents à Jihlava, en Vysočina, cette région du cœur de la Tchéquie, font l’expérience au moins une fois de cette petite mésaventure : après avoir choisi consciencieusement dans le programme le film qu’ils désirent aller voir, ils se rendent à la salle de projection quelques dizaines de minutes avant la séance pour être certains d’avoir une place et n’y parviennent pourtant pas… Eh oui, il y a trop de monde ! Les files d’attente sont souvent impressionnantes et rien n’y fait, alors même que le festival s’appuie désormais sur sept écrans, contre six l’an dernier, et que le programme inclut plusieurs dizaines de films supplémentaires par rapport à l’édition 2015.

De façon bien compréhensible, ce sont souvent les films tchèques, dont la plupart sont montrés dans la catégorie « Česká radost » (« Plaisir tchèque ») qui sont pris d’assaut par des foules avides de cinéma. En conséquence, il n’est guère étonnant que c’est une production nationale, un documentaire intitulé « Miluj mě, jestli to dokážeš » (« Aime-moi si tu peux »), qui ait remporté le prix des spectateurs. La cinéaste Dagmar Smržová y traite de la problématique de l’assistance sexuelle pour les personnes handicapées en Tchéquie. Cela a aussi plu à Chloé, une étudiante française qui participe pour la troisième fois au festival :

Photo: ČTK
« C’est un sujet pas facile, assez tabou. Apparemment en République tchèque, c’est aussi particulièrement tabou et c’était bien traité, il y avait une bonne distance entre la réalisatrice et les personnes handicapées. Ce n’était pas trop sérieux, le ton n’était pas comique mais assez léger et c’était bien pour aborder ce thème. »

Pour la section « Česká radost », c’est un jury tout ce qu’il y a de plus sérieux qui est chargé de désigner un lauréat. Cette année, il en a même désigné deux, preuve de son sérieux : « Normální autistický film » (« Un film autiste normal ») de Miroslav Janek, une figure importante du cinéma documentaire tchèque, et « FC Roma », coréalisé par Rozálie Kohoutová et Tomáš Bojar.

"FC Roma"

FC Roma, c’est l’histoire d’un club de football de la ville industrieuse de Děčín, au nord de la Bohême, composé de joueurs roms, contre lequel la plupart des autres équipes refusaient de jouer. L’affaire a largement été médiatisée à l’été 2014, provoquant un certain émoi. Le film suit cette équipe en s’intéressant à ses deux leaders charismatiques, son entraîneur Pavel Horváth, qui a l’occasion de développer sa philosophie du jeu et du sport, et son capitaine et portier, Patrik Herák, qui peut rappeler Jan Koller par sa présence physique et par ailleurs un autre « divin chauve » : Fabien Barthez.

'FC Roma',  photo: Site officiel du festival du film documentaire de Jihlava
Le long métrage permet de se plonger dans le monde du football amateur tchèque avec ses entraînements rituels, ses enjeux sportifs limités et pourtant dramatiques et ses rencontres dominicales devant un public clairsemé et sur des terrains parfois proches du fameux champ de patates. Evidemment, il a autre dimension, celle de documenter ce que Rozálie Kohoutová appelle « l’absurdité du racisme ‘knedlík’ », en référence à ce met alimentaire de base de la cuisine tchèque.

Depuis le tournage, les choses ont tout de même évolué, les autres clubs acceptant désormais d’affronter le FC Roma à la régulière. Tomáš Bojar, déjà auteur de « Deux zéros », un long métrage qui s’intéressait au derby entre le Slavia et le Sparta Prague en ne filmant que les supporteurs, a une explication :

« C’est sans doute le résultat de deux choses et le film n’a rien à voir avec cela. La première chose, la plus importante, c’est que les équipes qui refusaient de jouer se sont probablement fatiguées de devoir payer une amende de 3000 couronnes et de faire l’impasse sur trois points au classement […] ! Ensuite, le deuxième point, on peut voir dans le film des scènes tirées des quelques matchs qui ont pu se jouer lors de la première saison et il ne s’est jamais rien passé. C’est la troisième année qu’ils sont en activité et les garçons n’en sont jamais venus aux mains, même quand le public leur crie dessus ou quand un spectateur invoque même Hitler. Ils parviennent à se contrôler. »

Le racisme anti-rom reste pourtant d’actualité : la projection du film dans le stade des Bohemians 1905, club de la capitale réputé pour l’antiracisme de ses supporteurs, a ainsi été annulée suite à des menaces proférées par certains d’entre eux…

"Des Spectres hantent l'Europe"

Le festival de Jihlava ne s’enferme pas dans la seule production nationale et entend aussi témoigner de la diversité et de la vitalité du cinéma documentaire dans le monde. C’est la raison d’être de la catégorie « Opus Bonum », la principale section compétitive de la manifestation, qui présente la particularité de laisser les clefs du jury à une seule personnalité. Cette année, Claire Atherton, collaboratrice de longue date de la cinéaste Chantal Akerman, disparue à l’automne dernier, s’est attelée à la tâche et a fait le choix de distinguer le film « Des Spectres hantent l’Europe ».

'Des Spectres hantent l'Europe',  photo: Site officiel du festival du film documentaire de Jihlava
Ses réalisatrices, Maria Kourkouta et Niki Giannari, des Grecques installées en France, filment le quotidien de réfugiés dans le camp surpeuplé d’Idomeni, à la frontière avec la Macédoine. Dans le public venu découvrir samedi cette œuvre exigeante, car composée pour l’essentiel de longs plans fixes, se trouvait Jiří Dienstbier, le ministre tchèque en charge des droits de l’Homme :

« Ce sont surtout des plans montrant un très grand nombre de personnes généralement dans différentes circonstances. C’est quelque chose que j’ai vu directement aux frontières avec les Balkans où je me suis rendu. J’aurais sans doute préféré qu’il y ait des histoires concrètes plutôt que seulement des plans montrant des foules de personnes. Evidemment cela produit une très forte impression sur quelqu’un qui n’a pas vu ces camps et cela a une valeur de témoignage sur ce que subissent ces gens qui prennent la route. »

Le film a été diversement reçu par les spectateurs, dont beaucoup ont préféré prendre la tangente avant son terme. Ainsi, il n’est pas certain qu’il puisse participer à faire bouger les lignes du débat dans un pays comme la République tchèque, très réticent à l’accueil des réfugiés. Mais est-ce là son objectif ? Claire Atherton estime qu’il « crée une interaction spécifique dans le temps et l’espace entre nous-mêmes et le monde dans lequel nous vivons ».

"Dialogue avec Joseph"

'The Dazzling Light of Sunset',  photo: Site officiel du festival du film documentaire de Jihlava
L’exploration du cinéma documentaire contemporain, voilà ce que propose également la section « Mezi Moři », « Entre les Mers », qui se veut le reflet des cinémas du centre et de l’est du continent européen. De quelles mers s’agit-il précisément ? La question reste en suspens puisque c’est un film géorgien, « The Dazzling Light of Sunset », qui a obtenu la consécration suprême, et que « Dialogue avec Joseph », un film simple et beau réalisé en Israël par Elžbieta Josadė, a été distingué d’une mention spéciale.

Cette artiste lithuanienne, étudiante à Paris, a emmené sa caméra dans l’Etat hébreu pour y retrouver son père, Joseph, un peintre qui cherche à travers ses tableaux à mieux voir le paysage. Que faire alors avec la caméra ? C’est ce que nous a expliqué Elžbieta Josadė :

« Mon film au départ, je ne savais pas quel serait son personnage principal. Ce n’était pas du tout forcément mon père. C’était important pour moi de le rencontrer, de discuter avec lui, comme je ne l’avais pas beaucoup connu étant petite. En fait, c’est pendant le processus de ‘filmage’ que petit à petit s’est dessinée cette idée de filmer son travail. On discutait aussi beaucoup, je voulais l’approcher, le découvrir lui, et en fait j’ai compris que c’est à travers son travail de peintre que je pouvais l’approcher le plus directement. C’est comme cela que le personnage principal est devenu plutôt la peinture que Joseph. »

Le film s’appelle « Dialogue avec Joseph », or on y voit peu de dialogues parlés. Comment y est envisagé le dialogue ?

'Dialogue avec Joseph',  photo: Site officiel du festival du film documentaire de Jihlava
« Je pense que le dialogue, c’est un échange. Et notre échange, c’est de regarder ensemble vers quelque chose. Ce n’est pas d’être tournés l’un vers l’autre, mais d’être tournés ensemble vers un intérêt qu’on a en commun, c’est-à-dire le travail artistique tout simplement, lui en tant que peintre, même s’il n’est pas un peintre reconnu ni connu mais c’est son travail, c’est ce qu’il aime faire, et moi en tant que cinéaste débutante. C’est notre dialogue. Ce plutôt le regard commun. »

A Jihlava, c’est sur des centaines de films très divers que les heureux festivaliers pouvaient la semaine écoulée jeter un regard commun. Un regard sur lequel Radio Prague reviendra prochainement.