Filles de l’Est, femmes à l’Ouest : un livre collectif comme un « pied de nez » aux clichés
Filles de l’Est, femmes à l’Ouest : derrière ce titre un brin provocateur, les récits de plusieurs femmes écrivaines qui ont fait leur vie « à l’Ouest » après avoir quitté leur pays d’origine en Europe centrale et orientale. Ces voix de femmes explorent, à destination de ce public occidental souvent peu averti sur les réalités de cette partie de l’Europe, l’histoire de leurs pays respectifs, marqués par le totalitarisme, mais à travers le prisme de leur parcours et de leur regard de femmes. Parmi ces écrivaines, Lenka Horňáková-Civade qui, avec le fondateur des éditions Intervalles, Armand de Saint-Sauveur, est revenue au Salon du livre d'Orange sur l’origine de ce projet collectif :
LHC : « Le projet est né autour d’un verre de rouge, avec Sonia Ristić, une auteure serbo-croate, après une rencontre littéraire. On s’était mises à parler de nos expériences de ‘filles de l’est’ – le titre est arrivé très vite sur la table. Dans cette discussion sont venus les exemples de nos consœurs, celles qui viennent de ces pays dits de l’est, de l’Europe centrale et orientale. On s’est dit qu’une chose était de se plaindre et de pleurer sur notre sort, et qu’une autre serait d’écrire, d’élever nos voix et de nous raconter, de partager nos expériences. Sonia a ensuite très vite trouvé un éditeur et une éditrice, Elisabeth Lesne qui a pu gérer le projet. Ce n’est pas évident de dompter les écrivaines, peu importe d’où elles viennent. Il fallait que quelqu’un encadre cette idée riche et fructueuse. Armand peut en dire davantage… »
ASS : « Dans la maison d’édition que j’ai fondée, Intervalles, il y a un petit tropisme Europe orientale puisque nous avons plusieurs auteurs de la région. Quand Sonia m’a présenté le projet, je l’ai trouvé intéressant parce que les projets collectifs sont en général assez généreux, ensuite parce qu’il y avait une belle énergie et enfin, parce que dans ce grand groupe de femmes écrivains, il y avait beaucoup de singularités et beaucoup de choses en commun à partager. Le titre dit un petit peu cela : en français, femmes à l’Ouest, cela veut dire être un peu désorienté. Cela disait beaucoup du parcours de ces femmes venant de pays qui ont beaucoup changé depuis. C’est une époque révolue. »
Peut-on dire quelques mots sur les auteures qui ont participé au livre ?
LHC : « Il y a Albena Dimitrova qui est bulgare, moi-même qui suis tchèque, Katrina Kalda qui est estonienne, Grażyna Plebanek qui est polonaise, Sonia Ristic qui est serbo-croate, Andrea Salajová qui est slovaque, Marina Skalova qui est russe, et Irina Teodorescu qui est roumaine. Il y avait un très joli bouquet de voix, d’accents, d’expériences. Ce qui était merveilleux, et qui, je pense, transparaît dans nos écrits, c’était le plaisir de nos rencontres en vrai, avant et après le Covid, et qui nourrissaient pas tant nos écritures, mais ce fil d’amitié qui s’est tissé. Je reste persuadée qu’on le sent dans nos textes et que cela eu des répercussions sur notre plaisir à les écrire. »
Quel est le point commun qui vous lie malgré vos expériences différentes et vos pays d’origine différents ?
ASS : « Il y en a plusieurs, mais peut-être celui qui ressort à l’évidence le plus de ces textes, c’est une certaine forme d’enfance joyeuse qui n’est pas la première chose à laquelle on penserait. Peut-être aussi une énergie assez exceptionnelle qui émane de ces souvenirs. Il y a aussi un engagement : ce sont des femmes très engagées dans leur vie, dans leur pays de réception. »
Est-ce qu’il y avait la volonté de casser les clichés sur les filles de l’Est ?
« Quand quelqu’un nous parle de filles de l’Est, on a envie de dire : mais qu’est-ce que ça veut dire fille de l’Est ? Et tout de suite, ce sont les clichés qui arrivent. Pourtant, il y a des scientifiques, des médecins, des agricultrices… mais ce cliché est le résultat d’une réduction de l’esprit. C’est vrai que le titre est presque un pied de nez à ce cliché qu’on veut casser. Et puis femmes à l’Ouest, c’est un peu une façon de se moquer de nous-même. L’humour est très présent dans chacune de ces voix. Rire de soi, je trouve que c’est le signe d’une grande maturité et d’une grande générosité. On rit aussi ensemble car on ne s’épargne pas mutuellement dans nos récits. Il y a quelque chose de très franc avec l’envie d’être justes dans ce qu’on dit. On voulait être honnêtes sur la façon dont on se regarde et dont on veut être vues. »
Quelle est la réception de la littérature d’Europe centrale et orientale en France ?
ASS : « Cela fait quinze ans que j’édite des auteurs d’Europe orientale. Cela n’a pas été facile au début parce que le lecteur français moyen est peut-être un peu ethnocentré, pour ne pas dire francocentré. Mais ça commence à changer depuis quelques années. D’abord parce qu’il y a de très bons auteurs qui ont été découverts par le public francophone. Leur notoriété fait que les gens s’intéressent plus à cette partie du monde. La littérature d’Europe centrale et orientale est tellement riche que les gens se rendent compte qu’il y a du talent en-dehors des auteurs anglo-saxons. Il y a une curiosité qui croît chez le public francophone depuis quelques années et je suis assez confiant pour que cela continue. »
Peut-on mentionner une anecdote, une histoire tirée de votre texte ?
LHC : « Bien sûr que j’y parle de la petite Taupe, Krteček, c’est inévitable ! C’est un personnage qui est aussi multifacette. J’aime beaucoup ce qui semble en apparence très banal mais qui cache bien d’autres possibilités de lectures. »
Comment avez-vous travaillé collectivement sur le projet ?
« Nous nous sommes rencontrées – jamais toutes, ça a été un peu nébuleux, à trois ou quatre, mais avec des échanges d’emails collectifs. Ensuite, c’étaient des rencontres amicales, dans un café, chez éditeur… Cela crée une ambiance de famille et de découverte. L’énoncé n’était pas prédéterminé, c’était très libre. Il y a la fois la singularité des récits et quelque chose qui réunit et relie tout cela. J’espère que les lecteurs retrouveront cette ambiance d’amitié et cette envie de partage. »
Lenka Horňáková-Civade sera au Centre tchèque de Paris le 24 novembre pour présenter ce livre collectif.