Kometa, une revue en français loin d'être à l'Ouest

En tchèque et dans de nombreuses langues parlées dans la région et jusqu'en Asie, Kometa signifie comète. Avec un premier numéro publié en octobre, la revue trimestrielle Kometa ambitionne d'apporter une lumière nouvelle sur l'Europe centrale et orientale et de lui donner une place plus adéquate.  Articles d'écrivains, dissidents, historiens mais aussi regards croisés et correspondances entre auteurs de différents pays, cette nouvelle venue dans les librairies de France, Belgique et Suisse propose en français des points de vue différents dans ce monde bouleversé par l'invasion russe de l'Ukraine. Le cofondateur suisse de Kometa, Serge Michel, a répondu aux questions de Radio Prague International :

RPI : Kometa se veut être « la revue qui se tourne vers l'Est pour comprendre le monde ». Est-ce qu'on comprend mieux le monde quand on se tourne vers l'Est aujourd'hui ?

Serge Michel | Photo: YouTube

Serge Michel : « Oui, je pense qu’effectivement les grands mouvements géopolitiques, historiques et culturels en ce moment ont lieu à l'Est, c'est évident. Après, c'est un Est large qu'on envisage, ce n'est pas juste l'Europe de l'Est et aussi évidemment la Russie, l’Ukraine, le Caucase, l’Asie centrale. »

« On pense que cette invasion russe de l'Ukraine, cette manifestation de l’impérialisme, rebat les cartes et implique des pays comme l'Iran ou la Syrie qui sont parties prenantes de ce conflit, jusqu'à la Corée du Nord. Donc on commence calmement avec l'Est de l'Europe, la Russie, l'Ukraine et puis on ira progressivement au fil des numéros tous les trois mois en direction d'un est encore plus large, jusqu’à la Chine mais la Chine est un gros morceau donc on y va doucement... »

Vous avez choisi de publier ce texte important de Milan Kundera, Un Occident kidnappé - un choix facile pour votre premier numéro ?

« Oui, parce que Kundera est un immense auteur et ce texte qui date de 1983, publié dans la revue Le Débat en France, est un texte très prémonitoire. Cela nous semblait très important parce qu'en fait il questionne le destin européen de l'Europe centrale et orientale en disant que l'Europe de l'Est se considère comme une sorte de zone grise appartenant plus ou moins de l'autre côté plutôt du côté de l'Oural que du côté de l'Atlantique. »

« C’est un texte qu'on n'a pas eu de peine à choisir et discuté avec son éditeur et son épouse au printemps 2023, malheureusement il décédé cet été et donc ça a été un peu compliqué dans ce contexte mais en fait on a obtenu l'accord de sa veuve et de son éditeur pour le mettre dans le premier numéro de la revue. »

« Quand vous êtes à Prague ou à Varsovie, vous vous considérez comme étant au centre avec l’Est plus loin »

Vous dites vous-même que "la centralité a bougé" avec cette invasion de l'Ukraine par la Russie en février 2022. Comment est-ce que ça se manifeste selon vous ?

« D’abord l’Est est une notion très occidentale. Quand vous êtes à Prague ou à Varsovie, vous vous considérez comme étant au centre avec l’Est plus loin. Donc nous ce qu'on observe c'est que des pays qui étaient peut-être marginaux pour l'Europe jusqu'à maintenant, comme la Pologne, se retrouvent centraux dans le dispositif aujourd'hui sur la question ukrainienne. Et donc au fond cela ne se passe plus qu’entre Paris et Berlin mais sans doute entre Berlin et Varsovie, entre Prague et Varsovie, entre Kyiv et Bucarest… »

« Il y a une centralité qui a effectivement bougé et une des ambitions du projet, c'est aussi de mettre en valeur des auteurs et des photographes de l’Est. C'est à dire qu’en France on a une habitude de traiter tout avec des auteurs français qui se déplacent. Là on a une vraie volonté de chercher des talents, de faire traduire des textes et de faire émerger des auteurs qui sont moins connus ici mais qui sont d'une très grande valeur littéraire ou photographique. »

Avez-vous trouvé des talents du côté de la Tchéquie ?

« Pour l'instant Milan Kundera ! Il étant autant français que tchèque disons, mais on avance progressivement. Dans le premier numéro on a une poètesse ukrainienne, on a des auteurs des pays baltes, des auteurs russes aussi. Nous avançons progressivement, il y aura des Tchèques bien sûr dans les futurs numéros. »

« La vision russe de l'Ukraine, c'est que l'Ukraine appartient à la Russie et qu'il faut la récupérer de toutes les manières »

Vous parlez de la région d'Europe centrale et orientale comme d' « une région qui va déterminer notre propre avenir ». Vous êtes suisse vous-même, avez-vous l'impression qu’en Suisse on voit ça de la même manière que vous ?

« La Suisse a toujours une position assez complexe en raison de la neutralité et en raison de beaucoup de choses mais oui, la Suisse est davantage consciente de l'Est que peut-être certaines parties de la France, parce que la Suisse est un petit pays qui comprend que les choses se passent ailleurs et qu'il faut comprendre les phénomènes à l'extérieur pour imaginer l'avenir du pays alors que la France est un très grand pays anciennement colonial et a peut-être moins cette notion de codépendance entre l'Est et l'Ouest. »

Votre premier numéro était consacré à l'impérialisme. Y a-t-il des divergences de vue fondamentales que vous pouvez observer entre le point de vue français et le point de vue Suisse sur cette sur ce thème ?

Source: Kometa

« Disons que la Suisse, avec sa neutralité, a essayé de ne pas s'impliquer dans le conflit en cours sauf du point de vue humanitaire. La Suisse a notamment refusé de livrer des armes à l’Allemagne, qui auraient ensuite pu être utilisées en Ukraine. En revanche la France n'a pas hésité et s'est projetée de façon importante. Je ne crois pas qu'il y ait une dispute sur le fait que cette guerre soit une guerre impérialiste, c'est même d'une certaine manière une guerre coloniale. La vision russe de l'Ukraine, c'est que l'Ukraine appartient à la Russie et qu'il faut la récupérer de toutes les manières, culturellement et en mettant la main sur les ressources. Cette analyse sur la nature coloniale et impérialiste de la guerre ne fait pas débat. Après, il y a la question de comment on agit et là les Suisses sont peut-être un peu plus prudents, ce que l’on peut parfois regretter. »

Il y a une quinzaine d’années, le président français Nicolas Sarkozy avait choisi de se concentrer sur l’Union pour la Méditerranée en laissant à Angela Merkel le soin de s’occuper des relations avec toute l'Europe centrale et orientale. Est-ce que, quand on publie en langue française, on doit s'efforcer de sortir de ce schéma ?

« On est évidemment publié en français, cependant et c'est assez rare pour une revue, on a lancé il y a quelques jours un site internet qui lui permettra de publier dans les langues d'origine des auteurs et de traduire vers ces langues-là, vers les langues des premiers concernés, c'est-à-dire le tchèque, le polonais, le russe, l'ukrainien etc. pour les textes importants. On essaye d'être polyglotte en ligne même si la revue est en français parce que sur le marché français des librairies et avec nos abonnés. »

« Sur cette question de l'Allemagne et de l'Union pour la Méditerranée, je pense que ce n’est pas évident pour l'Allemagne parce qu'il y a un passif, qui s'exprime parfois notamment avec la Pologne. Donc je pense que la France a une carte à jouer. Moi je ne suis pas dans les arcanes de la politique française mais il y a ces discussions, on a un axe Paris-Varsovie qui est important et qui permet de ne pas buter sur le passif allemand dans la région. »

Source: Kometa

Méconnaissance et/ou aveuglement ?

Est-ce que le rapport de l'Europe occidentale à toute la partie centrale et orientale et à la Russie est entaché de méconnaissance tout simplement ou était-ce – en référence au récent livre de Sylvie Kauffmann intitulé Les aveuglés – de l'aveuglement ?

Photo: Stock

« Je pense que c’est davantage de la méconnaissance en tout cas pour ce qui est du côté français, il y a une vraie ignorance au fond de ce qu’est l’Europe de l’Est, de sa richesse etc. Après, du côté allemand, Sylvie Kauffmann éclaire très précisément l'erreur fatale allemande d'avoir fait confiance à la Russie et de s’être d’une certaine manière rendue otage de la fourniture d'énergie par la Russie et là il y a l'aveuglement qui est sans doute sévère et qui a conduit à - ou a facilité peut-être - l’action russe en Ukraine. »

« Dans le deuxième numéro qu’on est en train de boucler pour sortie fin janvier, on a un interview en profondeur avec l'historien américain Timothy Snyder qui est un des grands spécialistes de de ce qu'on appelle les terres de sang entre Berlin et Moscou. Et lui pointe vraiment le fait que cet aveuglement allemand a facilité l'action de la Russie parce qu'il a donné l'impression qu'elle était invincible et que l'Occident avait de toute façon besoin d'elle. »

J'ai cru comprendre que pour ce deuxième numéro prévu pour janvier 2024 vous vouliez partir sur le thème de l'amour puis que vous aviez dû légèrement bifurquer...

« L’amour était une idée vague… Chaque numéro a un mot-clé, l’impérialisme pour le premier et pour le deuxième ce sera liaisons dangereuses, comme le célèbre roman français. Liaisons dangereuses ça consiste aussi à raconter comment des voisins, des amis et des familles mixtes deviennent soudain ennemis parce que le contexte change. Cela consiste à explorer la question du pardon et de la réparation en fait entre ennemis. Comment fabriquer l'ennemi, comment se réconcilier avec l'ennemi, comment les alliances changent et comment une guerre comme celle-ci peut déchirer des familles, des voisins etc. »

« Donc liaisons dangereuses, c'est un peu tout ce qui est bouleversé. C'est un peu de la géopolitique de l'intime si vous voulez - vous avez les grands mouvements des nations et puis il y a, à l'intérieur de ça, des gens, des auteurs des récits. Je ne peux pas détailler le sommaire du numéro 2 mais en fait c'est aussi l'idée d'apporter de l'humain dans un dans un conflit comme celui-là. »

« Pour une revue c'est important parce qu’on ne va évidemment jamais concurrencer les sites d'actualité qui chroniquent la guerre ou les démarches diplomatiques au jour le jour et qui le font très bien. Nous ce qu'on essaye de faire, c'est de donner de la profondeur, c'est de donner à un public francophone une connaissance profonde et intime de ce qui se passe à l'Est. »

Une revue sans pub : un pari audacieux

Vous faisiez référence à l'Iran au début de cet entretien. Vous avez été vous-même correspondant en Iran et vous dites que la revue ne considère pas que l'Est s'arrête à la Russie mais continue vers Jérusalem et Téhéran. Le régime des mollahs est-il selon vous l'un des centres névralgiques en ce qui concerne les deux conflits majeurs du moment, Russie/Ukraine et Israël/Hamas ?

« Oui, je pense qu'ils ont cette habileté d'arriver à se placer un peu dans tout ce qui compte et parfois malheureusement. On a prédit la chute des mollahs à plusieurs reprises mais le régime s’est maintenu, parfois au prix d’une répression très féroce. On observe une importance de l'Iran dans les deux conflits actuels, en Israël et en Ukraine, qui est je pense démesurée par rapport à la capacité réelle de ce pays. Néanmoins, il faut observer qu'effectivement l'Iran est impliqué là-dedans. J'ai habité 4 ans à Téhéran, j'étais correspondant à l'époque pour Le Figaro sur place. Et je me rends bien compte de l’habilité de ce système qui à la fois déploie des efforts internationaux importants et a réussi à s'établir dans tous les pays voisins au nez et à la barbe des Américains et des autres puissances et qui en même temps, afin de se maintenir, doit régulièrement tous les quelques mois ou quelques années mener une répression féroce en interne pour éteindre toute contestation. »

Beaucoup l'ont souligné déjà : c'est un pari courageux en ce moment de miser sur une revue papier. Il faut souligner qu'elle est sans publicité. Comment ça se passe jusqu'à présent pour le financement ? Vous voulez arriver à l'équilibre dans le meilleur des cas d'ici un à deux ans…

« Une revue comme ça s'équilibre par deux voire trois piliers. Le premier c'est la vente en librairie, ce qui est très important parce que c’est là qu’on rencontre des lecteurs qu'on ne connaît pas. Ensuite, on a les abonnements donc on peut s'abonner pour un an ou deux à Kometa. Pour nous, c'est évidemment plus intéressant parce que quand vous vendez en direct il n’y a pas cette commission importante. Et puis on a aussi lancé le site internet qui a son propre abonnement et, enfin, on trouve qu'il y a dans ce projet une notion de soutien à des auteurs et photographes et là on espère mobiliser des fonds de nature philanthropique pour soutenir le projet. Donc en fait c'est dans plusieurs directions mais effectivement pas avec la publicité parce qu'on n'y croit pas. Pour de la publicité, il faut une régie, il faut accepter des pages qui ne sont pas forcément toujours formidables. Et donc on préfère se concentrer sur le fond et sur la qualité littéraire et visuelle plutôt que de courir les annonceurs. »

https://kometarevue.com