Lenka Horňáková-Civade : « On peint quand on ne sait plus dire »
Le 28 mars prochain, 340 ans se seront écoulés depuis la naissance de Jan Amos Komenský, dit Comenius, philosophe, théologien, grammairien mais aussi et surtout grand pédagogue qui a révolutionné en son temps l’éducation et l’instruction des enfants. Né en Moravie et exilé une grande partie de sa vie en raison de son ralliement à la Réforme, Comenius a fini sa vie aux Pays-Bas. C’est à Amsterdam qu’il a probablement côtoyé le grand maître Rembrandt, un tableau non-signé mais supposé le représenter suggérant la possibilité de cette rencontre. Celle-ci est au cœur du dernier roman de l’écrivaine tchèque de langue française Lenka Horňáková-Civade. Dans Un regard bleu, paru chez Alma Editeur, elle propose le dialogue imaginaire de ces deux hommes aux visions du monde opposées et pourtant reliés par un même intérêt pour l’humain. De manière étonnante, cette conversation entre un penseur d’une Europe centrale si souvent au cœur de l’Histoire et pourtant tout autant négligée avec un représentant d’une des grandes traditions picturales de l’Occident, résonne de manière très actuelle avec le fracas des événements présents.
Lenka Horňáková-Civade, d’où est née l’envie de ce roman, Un regard bleu ?
« Comme beaucoup de livres, c’est un livre né de rencontres. La rencontre avec le peintre, Rembrandt, et la rencontre avec Comenius, son modèle et interlocuteur. Rembrandt, j’ai dû le croiser pour la première fois quand j’avais neuf ou dix ans. J’ai vu un dessin d’éléphant absolument magnifique. J’ai appris plus tard que Rembrandt, l’auteur de ce dessin, n’avait jamais bougé de son atelier. Je me suis dit : comment a-t-il fait pour dessiner un éléphant sans jamais – fort probablement – en avoir vu ? J’étais subjuguée par cet extraordinaire voyage imaginaire et par le réalisme du dessin qui m’avait fait passer un bon moment en compagnie d’un éléphant.
Comenius, c’est une histoire plus longue : il nous suit, nous les Tchèques, ou Tchécoslovaques, depuis nos premiers pas dans un établissement scolaire. Et peut-être même avant, parce qu’on entend presque de manière subtile ses pensées qui sont distillées dans notre pays avec beaucoup de présence. Beaucoup plus tard, quand je suis arrivée en France, je me suis rendue compte que Comenius y était déjà. C’est un grand exilé : il y a cette expérience de l’exil qui fait qu’il m’y attendait, m’accueillait déjà dans un pays où j’arrivais. Evidemment je n’étais pas une exilée de sa trempe, j’ai quitté mon pays dans des conditions totalement différentes. Mais le savoir sur mon chemin était tout de même quelque chose d’amical : ses bras étaient ouverts, sa pensée était là. »
Vous mettez en scène dans ce roman une rencontre entre Rembrandt et Comenius. Ils se croisent dans des circonstances particulières puisque la maison de Rembrandt est en train d’être vidée par des huissiers pour cause de dettes. Rembrandt a-t-il connu Comenius ou vous êtes-vous basée sur la probabilité d’une rencontre historique ?
« Sur le plan historique, Rembrandt et Comenius ont vécu pendant quatorze ans dans la même ville. Géographiquement, leurs maisons étaient à 200, 300 mètres l’une de l’autre. Donc on peut raisonnablement supposer qu’ils ont pu se croiser. Je n’ai pas de papier officiel qui attesterait d’une rencontre véritable. Par contre, il y a cette œuvre, le tableau qui se trouve aux Offices à Florence, qu’on appelle Le rabbin, ou Un vieillard assis sur un fauteuil. Il est communément admis que Rembrandt en est l’auteur et il est aussi communément admis que le modèle était Comenius. Bâtir un roman sur deux ‘peut-être’, ça me suffit ! C’est donc cette conjonction-là et on sait que Rembrandt avait besoin d’innombrables heures pour ses portraits et un temps très long pour les pauses. Donc rentrer dans le silence de cet atelier et assister à cette rencontre, c’était pour moi une porte ouverte à l’imagination. »
Le roman s’articule autour d’une sorte de dialogue, de débat, je dirais presque une « disputatio » au sens des débats théologiques du Moyen Age dont les Réformateurs – dont faisait partie Comenius – étaient très friands. Qu’est-ce qui selon vous rapproche et divise les deux hommes, qui se respectent mais qui cherchent à provoquer des réactions chez l’un et chez l’autre lors de leurs débats ?
« Je pense que ce sont véritablement deux visions du monde qui s’affrontent et qui se confrontent. Rembrandt, c’est un regard singulier : on est au XVIIe siècle, où un miroir était une vraie richesse. Les gens ne se connaissaient pas, il n’y avait pas de selfie. On va donc chez un peintre et on lui fait confiance pour faire notre portrait. Rembrandt a ce pouvoir extraordinaire de nous rendre vivants, immortels, par son art du portrait et par son regard auquel on doit faire confiance. Il a certes eu quelques procès parce que la personne portraiturée ne se trouvait pas assez belle, pas assez juste ou véritable. Il a d’ailleurs très souvent gagné ses procès, car son regard souverain l’emportait sur la réalité. Cette singularité lui donne tous les pouvoirs. Comenius, à l’opposé, est un universaliste : il regarde l’Homme comme potentiel en devenir. On a tous une mère, une langue maternelle et on a tous un potentiel à devenir le meilleur de nous-mêmes. Ces deux regards se croisent, mais en définitive, ils cherchent tous deux l’humain. »
Un regard bleu, le titre du roman, c’est aussi le regard de Comenius vu par Rembrandt, c’est ce que ce dernier remarque sur cet homme aperçu dans la rue. C’est un peu le fil rouge du livre puisque dans votre récit, il y a cette idée de peindre le portrait de Comenius. On dirait presque que ce tableau est un prétexte au dialogue entre les deux hommes…
« C’est un prétexte mais en même temps, il y a une petite pointe de vanité. L’un et l’autre restent très humains, très ordinaires. Il me semblait intéressant de bâtir autour d’un tableau non-signé une réflexion sur cette question : qu’est-ce qui fait qu’un peintre ne signe pas son tableau ? Cela peut être l’œuvre d’un apprenti, donc qui ne mérite pas de signature. Mais celui-là ne ressemble pas à l’œuvre d’un apprenti, ce n’est pas une œuvre de jeunesse. Je suis partie dans une autre hypothèse : de Comenius il reste quelque chose d’insaisissable, de mystérieux, d’impénétrable que Rembrandt s’acharne à trouver, et de l’autre côté, Comenius qui aurait adoré avoir son nom associé à celui de Rembrandt. Ce sont ces failles humaines dans deux génies qui m’intéressent évidemment. Et dans le dialogue on découvre d’autres failles qui font d’eux des hommes d’une richesse incroyable. »
De nombreux écrivains ont été inspirés dans l’écriture de leurs romans par la peinture, ou une œuvre d’art. Parmi les romans récents, je pensais par exemple dans un tout autre style à La jeune fille à la perle de Tracy Chevalier autour du célèbre tableau de Vermeer, mais aussi Une jatte de fraises, de Véronique Bruez, sur le peintre alsacien Sébastien Stoskopff. Ecrire à partir d’une œuvre d’art, c’est le défi ultime pour un écrivain ?
« Je crois qu’on peint à partir du moment où on ne sait plus dire. A un moment donné, je fais dire à Rembrandt : ‘le peintre vaut le philosophe’. Parce qu’avec quelques gestes il fige une réalité, il propose une réalité. C’est véritablement la bataille du mot et de l’image. Il n’y a pas que leur regard singulier ou universel qui importe, mais c’est aussi : comment saisir le monde, comment le définir ? Rembrandt défend évidemment l’image et Comenius défend le mot. Quoique – c’est quand même lui qui a proposé la première encyclopédie illustrée pour les enfants, pour apprendre le monde par le mot et l’image conjointement. Le débat n’est pas fini, ou en tout cas il n’y a pas de réponse claire. Les écrivains s’inclinent par moments devant l’image car elle procure une émotion instantanée très forte que le texte tarde à évoquer. Ce n’est pas le même travail, pas la même perception, on ne s’adresse pas aux mêmes sens. Je crois qu’il y a cette reconnaissance mutuelle entre les peintres, les artistes et les écrivains qui s’adressent à nos sens pour nous dire quelque chose. Il y a cette reconnaissance de l’autre outil, de l’autre voie qui est possible. Ça ne m’étonne pas. Je pense qu’on aura encore d’autres œuvres de ce genre. »
Autant Jan Amos Komenský, dit Comenius, est très connu des Tchèques, puisqu’il est même considéré comme le père de l’éducation moderne, autant il l’est peut-être moins des lecteurs francophones. Quelles recherches avez-vous effectué pour donner corps à ce personnage à destination de votre lectorat francophone ?
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« C’était dès le départ un défi : comment écrire un roman sur un homme que tout le monde connaît et sur un autre que personne ne connaît. Evidemment, c’est une forme de présentation de l’un face à l’autre qui se produit dès le départ. Comenius n’est pas absolument inconnu en France, il y a des écrits sur lui en français. Pour moi, c’était surtout une question de vocabulaire. Ensuite, les sources, pour moi, étaient plutôt d’origine tchèque. Là, il y en a presque trop et on peut étudier toute une vie cette homme-là sans arriver au bout de son œuvre. Après un certain temps consacré à la lecture sur l’un et sur l’autre, j’ai dû oublier tout ce que j’avais ingurgité d’informations historiques pour faire naître mes personnages, mon Rembrandt et mon Comenius. J’invite donc les lecteurs à faire naître dans leur imagination leur Rembrandt et leur Comenius aussi. Le dialogue reste, le fond reste : comment aborde-t-on le monde ? De quelle manière sommes-nous là au monde ? Moi, je ne propose qu’une manière de leur façon d’aborder ces questions. Je revendique le droit de l’auteur de fabriquer son personnage et de rentrer en discussion avec lui. C’était une forme de débat à trois, mené par Rembrandt, Comenius et moi-même. J’étais très contente de participer à ces débats philosophiques et je les ai retranscrits. »
Il semble qu’il y ait un point commun dans vos romans, c’est l’exil, l’exode, le départ volontaire ou forcé de sa terre natale. En tout cas c’est vrai pour la Symphonie du Nouveau monde et pour Une verrière sous le ciel. Vous-même êtes partie pour la France au début des années 1990 même si ce n’était pas un exil à proprement parlé. Est-ce que l’exil – et par là-même la nostalgie du pays perdu fait partie selon vous de l’inconscient collectif des Tchèques ?
« Je pense qu’on cherche toujours un peu notre identité. Notre hymne national commence par la question ‘Où est ma patrie/mon foyer ?’ Déjà la question de la traduction du mot ‘domov’ est importante en soi. Ce n’est pas un hasard que nous ayons un hymne national qui commence ainsi. Après, j’ai acquis cette conviction que l’Europe est faite plutôt par ceux qui bougent, par ces déracinés qui cherchent justement une terre, un enracinement, que par ceux qui n’ont jamais bougé. C’est souvent de la rencontre de ces deux-là, l’un qui ne bouge pas, qui est comme un chêne aux racines bien enterrées, les autres qui sont des éléments ballottés par l’Histoire, qu’elle est faite. Ce thème parcourt en effet mes écrits. Une fois qu’on s’est coupé de nos racines, ce déracinement devient une nature profonde. Le retour possible ou impossible est un grand sujet : on ne revient jamais vers le même pays. La nostalgie nous habite de ce qu’on a quitté, de ce qui aurait pu devenir. Comme tous ceux qui se disent : j’aurais pu aller quelque part, mais je n’y suis jamais allé. C’est des nostalgies des possibles… »
Vous avez eu droit à une belle critique de votre roman dans le quotidien Le Monde où l’auteur écrit qu’entre Rembrandt et Comenius « s’ébauche un dialogue entre l’‘autre Europe’ et l’‘Ouest’, le second peinant à reconnaître le legs de la première. » N’en est-on toujours pas là encore aujourd’hui ? Ou alors cette Europe centrale qui a toujours cherché à se faire entendre de ses voisins occidentaux et qui, dans le fracas du monde présent où l’Europe est au bord du précipice avec la guerre en Ukraine, pourrait avoir son moment privilégié où sa voix se fait entendre ?
« Vous avez tout dit. Tout est vraiment là. J’étais très heureuse de cette critique et la conclusion me semblait très juste (l’auteur évoque le texte de 1983 de Milan Kundera, Un Occident kidnappé, ndlr). Quelques semaines plus tard, ces lignes résonnent de manière amplifiée. Je crois qu’à cet égard, les Tchèques ont choisi : les Tchèques savent et ont choisi à quel bord ils voulaient appartenir. Maintenant, il s’agit d’en convaincre le monde entier. Notre place intérieure est décidée et le monde entier doit en être convaincu. C’est par nos actions, nos activités, par notre quotidien qu’on peut y arriver. Je pense qu’on est plutôt sur la bonne voie et je crois qu’il y a des moments où il y a de quoi être fiers ces derniers temps. »