Finis Austriae
Le 28 octobre prochain, nous célébrerons la naissance de la Tchécoslovaquie, il y a 89 ans. L'occasion de rappeler la gestation incertaine du pays qui naît sur les ruines de l'Empire austro-hongrois. On s'en souvient peu ou plus aujourd'hui, mais la création du nouvel Etat était loin de paraître comme une évidence à l'époque.
Le premier conflit mondial aurait pu se terminer en 1917. L'Empereur autrichien, Charles Ier, souhaitait en effet signer une paix séparée avec les pays de l'Entente. Son alliance avec l'Allemagne comptait beaucoup moins, à ses yeux, que le maintien de la monarchie danubienne. Les deux frères de l'impératrice elle-même combattaient au sein des armées de l'Entente, comme officiers dans l'armée belge, donc ennemies de l'Allemagne et, par voie de conséquence, de l'Autriche ! Une situation pour le moins étonnante.
En 1917 auront même lieu, par l'intermédiaire du prince Sixte de Bourbon Parme, des négociations secrètes entre Paris et Vienne en vue d'un armistice séparé. Mais les efforts qui se poursuivent toute l'année buttent sur les hésitations autrichiennes.
Parallèlement, Charles Ier tente de sauver son Empire en accordant, à partir de 1917, de nombreuses concessions aux Tchèques et aux Serbo-Croates. Le monarque comprenait, un peu tard, l'erreur de 1867 à long terme pour la cohésion de la monarchie danubienne. En fondant un Empire bicéphale austro-hongrois, les Habsbourg avaient lésé les nations historiques, qui en même temps représentaient l'élément slave de la monarchie. A long terme, le dualisme austro-hongrois de 1867 avait créé en Bohême le sentiment d'être relégué au rang de membre de seconde zone de l'Empire.
Et de nombreuses voix s'élèvent, dès avant 1914 en Bohême, pour une reconnaissance politique de la nation tchèque et plus d'autonomie. Mais en aucun cas, ou très rarement, l'idée franche d'indépendance n'est vraiment mise en avant. C'est le cours de la guerre qui va accélerer un processus qu'en 1916 encore, on ne saurait prédire.
Les pays de l'Entente ne souhaitent pas la destruction de l'Autriche-Hongrie. Pour l'état-major français, la priorité stratégique va à une cassure de l'alliance austro-allemande. Un rapport du Bureau du contre-espionnage, transmis au haut-commandement, stipule en revanche que le maintien de l'ensemble austro-hongrois est plus que souhaitable.De même, on met souvent en avant le programme en quatorze points de Wilson, comme symbole de la création des Etats nationaux en Europe centrale après la guerre. Pourtant, le président américain n'est pas un anti-Habsbourg et l'article 10 de son programme ne mentionne en aucun cas l'indépendance des pays de la monarchie puisqu'il ne s'agit que, dans le texte, «d'accorder aux peuples d'Autriche-Hongrie la plus grande latitude pour le développement autonome». Plus de liberté donc, mais dans le cadre étroit de l'Autriche-Hongrie. A terme, Wilson pensait peut-être à un système fédéral.
Une fédération, c'est en l'espèce ce que devient la monarchie habsbourgeoise le 17 octobre 1918 après une déclaration de l'Empereur Charles Ier. Mais cette solution de la dernière chance arrive trop tard. Quand l'Empereur décide de se faire couronner roi de Bohême au printemps 1918, il fait face à un refus net des représentants tchèques et hongrois.
Et puis à cette date, la France et les Etats-Unis ont déjà rallié l'idée d'une indépendance des nations de la monarchie une fois la paix revenue. Nous l'avons vu, la France avait tenté, en vain, d'obtenir la rupture de l'axe Vienne-Berlin en 1917. Peine perdue. Clémenceau décide alors de changer son fusil d'épaule et de s'appuyer sur les éléments slaves de la monarchie, au premier rang desquels les Tchèques.
En 1916, Masaryk et Benes avaient créé à Paris le Comité national tchèque. La même année, Louis Léger, Ernest Denis et Louis Eisenmann fondent le Comité national d'études. Ces universitaires français, liés par une solide amitié à Masaryk et Benes, soutiennent avec énergie l'indépendance tchèque. Un point stratégique emportera la décision du gouvernement français : la création, en 1918, des légions tchécoslovaques, qui représentent une force d'appoint non négligeable en cette phase décisive de la guerre et après la défection de l'allié russe.
On connaît la suite : le 28 octobre 1918, la République tchécoslovaque est proclamée à Prague. Ce qui était loin d'être une évidence à l'époque a continué de soulever des débats bien après la fin de la Première république, en 1938. Dans son livre «Requiem pour un Empire défunt», le grand spécialiste de la région, François Fejtö, met en avant que la création de la Tchécoslovaquie comme de la Hongrie ou de la Yougoslavie, répondait à des motifs à la fois militaires et idéologiques de la France. Et il fait le parallèle avec la politique européenne du Directoire et de Napoléon qui visait, en Suisse ou en Italie, à morceller les Empires centraux en créant des Républiques-soeurs.
Pour Fejtö, la destruction de l'Autriche-Hongrie a également créé un espace propice aux impéralismes allemands et russes, laissant un ensemble d'Etats plus vulnérables qu'une vaste fédération. En 1967, en plein Congrès de l'Union des Ecrivains à Prague, l'écrivain Milan Kundera reprenait cette idée polémique, écoutons-le : « En 1886, Hubert Gordon Schauer lança au visage de l'opinion tchèque des questions scandaleuses : la valeur culturelle de la nation (tchèque) est-elle en mesure de préserver, dans le futur, la nation d'une éventuelle dénationalisation ?»
Aussi pertinente soit-elle, la question n'a jamais été aussi peu d'actualité à l'aube du XXIe siècle. La République tchèque appartient aux structures occidentales militaire, l'OTAN et politique, l'Union Européenne. L'ère des grandes secousses semble éloignée. Et avec le recul, le legs de la Première république tchécoslovaque, tant politique qu'économique, a forgé un modèle unique en Europe centrale.