Ernest Denis, le « père fondateur oublié » de la Tchécoslovaquie
En 2023, la Télévision tchèque a produit un film documentaire s’intéressant à la personnalité de l’historien français Ernest Denis, dont toute la vie a été sous le signe d’un engagement fort en faveur de l’indépendance des Tchèques et des Slovaques. Et pourtant, lorsque l’on commémore le 28 octobre, jour de fête nationale en Tchéquie, c’est davantage au trio tchéco-slovaque Masaryk, Beneš et Štefánik que l’on pense. Le film de Jakub Tabery s’est ainsi efforcé de remettre en lumière le rôle d’Ernest Denis dans ce processus d’émancipation. Parmi les intervenants, Jacques Denis, petit-neveu d’Ernest Denis, et qui entretient la mémoire de celui qui fut aussi un farouche républicain. A l’occasion de la fête nationale, Radio Prague Int. l’a rencontré.
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Jacques Denis, bonjour. Vous êtes le petit-neveu d’Ernest Denis, historien né en 1849 à Nîmes, spécialiste de l’Allemagne, mais aussi et surtout de la Bohême et du monde slave en général. Il est aussi considéré – même si on l’a un peu oublié – comme un des pères fondateurs de la Tchécoslovaquie indépendante aux côté de Masaryk, Beneš et Štefánik. Avant d’évoquer sa vie, j’aimerais vous demander quelle est sa trace et son héritage dans sa ville natale, Nîmes, où vous vivez également…
« Mon grand-père était son frère et il est resté à Nîmes. Dans une des lettres qu’Ernest Denis a échangée avec Pinkas, il disait que son frère serait plus souple que lui pour gérer la succession du négoce de vins de leur père et qu’il préférait donc se lancer dans une activité intellectuelle autre. »
Rappelons que c’est grâce aux origines nîmoises d’Ernest Denis qu’il existe aujourd’hui une section tchèque au Lycée Daudet…
« Oui, le jeune Etat tchécoslovaque avait décidé dès 1920 d’ouvrir une section au lycée de Carnot de Dijon afin de permettre à sa jeunesse de se former, de l’ouvrir sur le monde et lui permettre d’acquérir une partie de la culture française. Et deux ou trois ans après, les étudiants se sont rendus, puisqu’ils connaissaient l’histoire d’Ernest Denis, à Nîmes pour voir cette ville qu’ils ne connaissaient pas. Ils y ont été reçus par le maire de Nîmes qui était très surpris de découvrir qu’il y avait des élèves tchèques à Dijon et pas à Nîmes. C’était l’occasion : avec le Conseil Général, ils ont décidé de créer cinq ou six bourses. »
Pour les jeunes filles ?
« Non, non. C’était pour des garçons. L’année suivante, en 1924, est arrivée la première cohorte de jeunes élèves tchèques. Depuis 1990, il y a maintenant essentiellement à Nîmes des jeunes filles et c’est la première fois, depuis la création de cette section, qu’il y a une durée aussi longue, sans interruption. Cela fait 34 ans qu’arrivent régulièrement, au mois de septembre, des jeunes filles qui viennent passer trois ans de lycée et passer son bac en français. En français. Et en France. On parle selon moi improprement de sections. Car toutes ces jeunes filles, comme tous les autres étudiants qui les ont précédées, se retrouvent dispersées dans différentes classes en fonction de leurs aptitudes pour la science, la philosophie, les lettres... Elles sont totalement intégrées, comme n’importe quel élève français. »
Revenons sur le parcours et la vie d’Ernest Denis : quelles sont ses origines familiales ?
« Son père était négociant en vin. Il est né dans le cœur de ville, mais ses parents, dès son premier anniversaire, ont déménagé dans une maison que j’ai malheureusement dû vendre il y a à peine une vingtaine d’années et dans laquelle j’ai moi-même vécu. C’était un vrai Nîmois. »
Il y a un événement extrêmement important dans la vie d’Ernest Denis : en 1870, alors qu’il a 21 ans, il participe à la défense de Paris assiégé par les troupes allemandes. C’est évidemment un traumatisme pour les Parisiens, pour les Français. Et en 1871, l’Alsace-Lorraine est annexée par l’Empire allemand. Deuxième traumatisme coup sur coup. Comment vit-il cet épisode ?
« Manifestement, il a été frappé par la déclaration des députés tchèques qui ont fait une déclaration de protestation à la Diète d’empire. A ce moment-là, il finissait Normale Sup, il y avait eu des professeurs slavisants comme Léger et d’autres. Il s’est porté candidat pour obtenir une bourse de trois ans du ministère de l’Instruction publique pour aller à Prague. Et effectivement, il y a passé trois ans. »
On a l’impression que, vraiment, les Tchèques se sentaient un peu comme une communauté d’esprit avec les Français par le fait qu’ils aient senti une commune oppression de l’élément germanique…
« Absolument. »
Il faut aussi rappeler qu’Ernest Denis était issu d’une famille protestante. Ça, c’est important. Parce que, aussi, lui-même va trouver une forme de communauté d’esprit, justement, avec les Tchèques, qui ont été marqués par le hussitisme, surtout par la Contre-réforme menée, justement, par l’Empire austro-hongrois, et qui a suivi la guerre de Trente Ans, les guerres de religion. Donc, c’est là aussi que ça se fait, en fait, ce lien qui se crée entre Ernest Denis et les Tchèques…
« Certainement, puisque, en définitive, la thèse qui lui a permis d’être docteur, concernait les Hussites.
C’est Ernest Denis qui, d’une certaine manière, va promouvoir en français l’histoire tchèque, faire découvrir l’histoire des Tchèques aux Français… Plus tard, il va aussi créer deux revues fondamentales en français, à propos de la situation des Slaves dans l’Empire austro-hongrois mais aussi dans les Balkans. Ces revues s’appellent Le Monde Slave et la Nation Tchèque. Est-ce qu’on peut dire deux mots sur ces revues ?
« Oui, ce sont des revues qui sont bien postérieures. Avant cela, il a réalisé un certain nombre d’ouvrages sur les pays tchèques. Avant, c’est quasiment la période à laquelle il est nommé à la Sorbonne, où il regagne Paris, après avoir fait un cursus d’enseignant un peu partout en France. Il a commencé à Chambéry, puis Carcassonne, Angoulême, Bordeaux, Grenoble. Il y a eu une vacance de poste à la Sorbonne autour de 1896 et il vient assurer l’intérim. Il y restera en définitive : c’est ce moment-là, essentiellement, qu’il a créé Le Monde Slave et la Nation Tchèque. La particularité de la Nation Tchèque, aussi, c’est que son premier assistant, ou le premier secrétaire, c’est le grand-père de Gilles Kepel. Rudolf Kepl. »
Il faut aussi rappeler qu’à cette époque-là, il y a quand même une petite communauté tchèque et slovaque, d’ailleurs, qui vit en France, ce qu’on appelle, d’ailleurs, la colonie tchécoslovaque, et, en fait, qui gravite aussi autour de ses revues.
« On s’aperçoit dans le documentaire qui a été réalisé l’an dernier sur ‘Ernest Denis, père fondateur oublié’, qu’il y avait, effectivement, déjà des commerçants ou des artistes à Paris. En effet, il y a eu de ce côté-là, un éveil très important, et une présence réelle. Du reste, cela s’est aussi concrétisé dans certaines personnalités et d’autres manifestations d’engagement. On peut penser, tout d’abord aux légionnaires tchèques, que l’on retrouve aussi lors de la Deuxième Guerre mondiale. »
« Et puis, il y avait cet élève du lycée de Nîmes, Ivan Španiel, bachelier en 1937, et qui, dès 1939, regagne la France pour s’engager. Il part ensuite à Londres, après avoir suivi un stage d’artilleur à Poitiers, il se trouve dans les Forces Françaises Libres et figurera parmi les premiers libérateurs de Paris et de Strasbourg, avant de mourir au champ d’honneur non loin de là, en Alsace. »
Ses efforts, ainsi que ceux des trois autres pères fondateurs Masaryk, Beneš et Štefánik sont finalement récompensés en 1918 ave
c la création de la Tchécoslovaquie le 28 octobre. Comment Ernest Denis vit-il ce moment ?
« Cela a dû être un moment de grande satisfaction. Puisqu’en définitive, il a consacré l’essentiel de sa vie d’universitaire à défendre, tout au moins à analyser l’histoire tchèque et c’était donc une sorte de couronnement. En outre, sa femme était d’origine lorraine, donc la fin de la Première Guerre mondiale consacre aussi le retour de la paix familiale sur les terres de l’Alsace-Lorraine. Quand on relit les réactions à son tout dernier voyage à Prague à la fin de l’année 1920, on voit qu’il est reçu triomphalement. Certains ont même laissé entendre qu’on lui aurait proposé la présidence de la République... Mais effectivement, ce devait être pour lui une grande satisfaction. Même s’il est atteint par la maladie et souffrant : il rentre finalement précipitamment à Paris. Peu après, il subit une intervention chirurgicale qui se termine très mal. C’est vrai que cette fin est assez triste, mais à la fois heureuse, puisque finalement il revient dans cette Tchécoslovaquie libre et indépendante. Il assiste à la liesse populaire, ce qui est vraiment très important. »