Frana Sramek, un amoureux de la vie
La ville de Sobotka, en Bohême du nord, et la ville de Pisek, en Bohême du sud, sont deux jolis bourgs historiques. Les deux villes ont une chose en commun, elles ont joué un rôle important dans la vie du poète Frana Sramek. Elles se disputent l'honneur d'être liées avec le poète, elles organisent des festivals de poésie et de théâtre qui portent son nom, elles aimeraient accaparer, l'une et l'autre, l'aura poétique qui émane du nom de cet amoureux de la vie qu'était Frana Sramek, poète adoré et adorable qui a marqué la poésie tchèque de la première moitié de ce siècle. Et pourtant les choses sont simples. C'est Sobotka qui est sa ville natale et c'est Pisek, ville où il a passé son adolescence, qui lui a inspiré ses plus belles oeuvres.
Le plus célèbre roman de Frana Sramek s'appelle "Le vent argenté" et on pourrait dire que le vent argenté souffle dans la majorité de ses poèmes, de ses pièces de théâtre et de ses romans. Selon Vitezslav Nezval, Sramek, en écrivant ses vers, est parvenu à créer le printemps éternel, l'été éternel et la jeunesse éternelle sur la terre. Et pourtant, au début de sa carrière littéraire, Sramek était loin d'être ce poète toujours ému par la beauté et les plaisir simples de la vie. Il était un jeune homme révolté, un antimilitariste ardent qui faisait partie du groupe d'auteurs anarchisants, réunis autour du poète Stanislav Kostka Neumann, et ses opinions audacieuses lui ont valu, même, un séjour en prison. La décadence et l'anarchisme étaient, d'ailleurs, à la mode, au début du 20ème siècle, et Sramek n'a pas échappé à cette contagion, sans perdre cependant l'originalité et la sincérité qui caractérisent son talent. Son premier recueil s'appelle "Le Bleu et le Rouge" car le jeune anarchiste rouge fut obligé de porter l'uniforme bleu de l'armée autrichienne.
M'ont envoyé une lettre
ces messieurs les militaires,
et dedans il est écrit, que le douze au matin
je dois m'enrôler, moi,
oh, m'enrôler.
Le soldat est un soldat,
il doit combattre,
mettre son fusil en joue
et viser grâce à la mire
par exemple son coeur,
oh, son propre coeur.
Ils m'ont bien mis au courant,
ont écrit correctement,
je suis un réserviste,
poète et anarchiste,
je chante et maudis,
oh, vrai, je maudis.
Je vais emboîter le pas
et je vais chanter:
réserviste bleu,
anarchiste rouge, aux lointains bleus
la fleur rouge,
oh, la fleur rouge...!
L'expérience de l'armée et de la guerre marqueront toute l'existence du poète et lui arracheront quelques-uns de ses poèmes les plus forts, dont celui qui s'appelle "Au rapport", dans lequel il décrit les souffrances affreuses de ces êtres innocents que sont les chevaux de cavalerie. Mais comme je viens de le dire, malgré ces accents de révolte, malgré les fortes sympathies pour le monde des prolétaires, qui se manifestent dans ses premiers recueils dont celui intitulé "Misère de la vie, je t'aime quand même", le poète est de plus en plus attiré par la campagne et la nature, et sa poésie s'inspire de plus en plus des beautés de la vie, des sensations simples et des plaisirs des sens. Cette tendance, dans l'oeuvre du poète, s'impose surtout dans le recueil intitulé "L'écluse" paru en 1916, qui est le sommet de la poésie lyrique de Frana Sramek et, aussi, un des recueils les plus beaux et les plus populaires de la poésie tchèque. "Sramek est un poète lyrique par excellence, ainsi que le poète de la jeunesse, écrira de lui Hanus Jelinek. C'est que son inspiration, qui coule inlassable, comme l'eau fraîche d'une source vivante, le font aimer de ceux qui ont le sentiment du fond immortel de la poésie (...) M. Sramek est, sans doute, le plus slave des poètes tchèques, car il a le moins sacrifié à la discipline purement littéraire. C'est bien le caractère de sa race qu'on retrouve dans cet étrange et souvent si séduisant mélange de brutalité et de sentiment, de sensualité et de chasteté, de force mâle et de douceur timide. C'est ce lyrisme, à la fois puissant et doux, qui fait le charme indéfinissable de ses poèmes lyriques, c'est ce lyrisme qui se dégage de chaque ligne de sa prose sous les petites touches de son procédé impressionniste..."
Même les romans et les pièces de théâtre de Frana Sramek trahissent sa nostalgie de la jeunesse, cette période majeure de la vie qui n'a jamais cessé de l'attirer et de l'inspirer. Le héros du livre " Le vent argenté", Jan Ratkin, personnifiera à jamais les désarrois de l'adolescence, la douceur enivrante des premières folies amoureuses, la soif de la liberté. On imagine ce lycéen, on ne peut pas faire autrement, sous les traits de Frana Sramek, tel qu'on le voit sur une photo de 1905, photo d'un jeune homme au foulard romantique, aux cheveux qui lui tombent sur le front, à la bouche sensuelle et aux yeux pleins d'attente et de promesses. Et on prête aussi ce visage au héros de la pièce de théâtre " L'été", ce jeune collégien qui, pendant les vacances qu'il passe à la campagne, tombe amoureux d'une coquette mariée, avec tout le désespoir de ses dix-huit ans. Et on reconnaît les traces de cette jeunesse, même sur les photos qui montrent le visage du poète âgé, visage de l'homme qui ne s'engageait plus dans les mouvements littéraires et politiques, qui vivait â l'écart en écoutant sa voix intérieure, mais qui n'acceptait pas l'arbitraire. On dit que, pendant toute la Deuxième Guerre mondiale, Frana Sramek refusait de sortir de son appartement de Prague-Smichov, parce qu'il ne voulait pas rencontrer, dans la rue, un uniforme nazi. Il est mort en 1952, à l'âge de 75 ans, à l'époque de l'arbitraire stalinien et des procès politiques. Sa poésie sur l'amour et les plaisirs de la vie était, pendant les pires années du stalinisme, un doux refuge contre l'idéologie agressive et la bêtise totalitaire. Face à la force infiniment douce des images des poèmes du recueil "L'écluse", les déboires de la vie et la grisaille quotidienne s'évanouissaient comme par miracle. Pour échapper au marasme de cette période morne et dangereuse, on se réfugiait dans ces vers:
Si sur mon seuil tu posais ton pied,
tu pourrais me tuer peut-être,
C'est dans les prés que je voudrais de rencontrer.
Dans les prés tout voltige,
tout s'y résigne et humblement s'y délivre.
C'est la plus simple table de la vie,
tu romps le pain, tu tends la moitié à ton amie,
le pain sent la terre, un calme sourire y brille,
les humbles fleurs des champs émeuvent jusqu'aux pleurs,
les nuages passent, l'ombre et la clarté s'y succèdent,
l'homme s'y sent le désir de semeur,
et la femme un sein riche et tiède.
C'est dans les prés que je voudrais de rencontrer, j'irais vers toi.
Et le soir, hélas, quand tu m'aurais quitté,
tu ne penserais plus à moi,
mais rien qu'à ma voix, reconnaissante, émue,
comme si je n'étais qu'une écluse,
qu'éblouie, dans les prés, tu aurais entendue.