Frédéric Boyer : « Ce qui m’intéresse le plus, ce sont les relations avec les gens, où le cinéma est intégré à la vie »

Photo: Kristýna Maková

Revivons le Festival international du film de Karlovy Vary, grâce à la suite de l’entretien réalisé avec Frédéric Boyer, l’actuel directeur artistique du Festival du film de Tribeca, festival du film indépendant de Manhattan, ainsi que membre du Jury de la compétition officielle à Karlovy Vary. Frédéric Boyer s’est exprimé au micro de Pierre Meignan, et ce non seulement, sur cette 48e édition du plus prestigieux des festivals cinématographiques en République tchèque.

Photo: Kristýna Maková
Je reviens à votre travail de directeur artistique, comment fait-on un bon mélange entre des films qui vont être plus commerciaux et des films plus expérimentaux, des films d’auteur ?

« C’est indispensable de faire ce mélange là. C’est pourquoi je dis toujours à mes programmateurs : « Ne me proposez pas uniquement des films que vous aimez, proposez des films que vous n’aimez peut-être pas, mais que vous trouvez bons ». Il y a des films que je trouve bons, mais que je n’aime pas énormément, mais je crois qu’il faut les programmer. C’est le cas de beaucoup d’ouvertures. On ouvre généralement par une comédie, parfois c’est bien, parfois ce n’est pas bien. On ouvre avec des noms : c’est important d’avoir des personnalités. On ne peut pas arriver avec un film croate à trois sous à l’ouverture, évidemment ce n’est pas possible. Je n’ai rien contre les films croates, bulgares ou français, car cela peut être n’importe quel film « low-budget » de tous les pays. Mais si on présente un film expérimental comme cela, il aura d’autant plus de valeur, s’il sera mis la même journée avec un film à douze millions. C’est comme cela que l’on va juger. On va juger le film de douze millions par rapport à l’autre. Donc effectivement, la diversité des budgets, des styles, des âges des metteurs en scène, fait partie de tout ça, et fait la programmation. On ne peut pas faire un festival avec que des metteurs en scène qui ont trente ans, et là Karel Och (le directeur artistique du Festival de Karlovy Vary, ndlr) comprend bien ; les metteurs en scène, ils ont 60, 70 ans, d’autres 30, ou 25 ans, il y a des femmes, il y a des hommes. Donc c’est tout cela qui fait une programmation. C’est un objet que l’on a entre les mains, et puis on le livre au public. À chaque fois, il y a une part de création. Après il y a les films que l’on met au début, des films que l’on met à la fin. Cannes l’a bien compris : il met la plupart des Palmes d’or sur des films qui sont programmés justement à la fin, et souvent ce sont des films importants, comme celui d’Abdellatif Kechiche de cette année. Il faut donc garder des cartouches. Dans la plupart des festivals, notamment à Tribeca, le problème que l’on a c’est qu’évidemment le festival a une grosse aura le premier weekend, le festival commence en général le jeudi ou le vendredi, et cet aura dure jusqu’au lundi, mardi. Après, cela baisse un peu, car les gens de l’industrie, les professionnels, la presse, partent. À Tribeca, c’est pareil. Donc il y a une demande aussi : la personne veut bien nous donner le film, à condition qu’il passe le samedi ou le dimanche. Mais si on le met la deuxième semaine, à la fin du festival, dans une petite salle, c’est normal que le producteur dise qu’il préfère être invité à un endroit où on met le film dans une section qui est différente, qui est mieux. Ce sont des tractations qui durent des mois. »

Donc c’est vraiment une question de dosage, de négociations..

Photo: Kristýna Maková
« De négociations, de diplomatie, de politique. C’est pour ça que mon travail, ce n’est pas que voir des films, c’est aussi de voyager. La semaine prochaine je suis à Taipei, je serais en Pologne la semaine d’après, puis après à Locarno, à Sarajevo, où je vais voyager comme tous les étés. Mais il s’agit aussi de rencontrer les gens : c’est savoir s’il y a un film qu’ils préparent, ou tout simplement comment ça va la vie. Il ne s’agit donc pas de s’intéresser qu’aux films, mais aussi aux personnes. On parlera de cinéma après. Ce qui m’intéresse le plus, ce sont les relations avec les gens, où le cinéma est intégré à la vie. Je n’ai pas une « database » dans la tête. Donc il faut savoir boire des coups, faut savoir donner son opinion, et faut surtout savoir dire non. Car notre boulot de programmateur c’est de dire « oui » quelque fois, et dire « non » tout le temps. Notre boulot c’est de désirer les films, d’aller dans les pays et dire que l’on veut ces films. On nous fait le privilège de nous montrer le film parfois en premier. Il est donc bien normal que si le film ne nous plait pas ou si le film n’est pas choisi, en raison de ses faiblesses, la moindre des choses c’est d’envoyer un mot disant : « merci infiniment pour cela, nous suivrons votre travail, nous voulons votre film au festival etc.. ». Il faut savoir, non seulement dire non, mais aussi expliquer pourquoi. Je dis aux personnes me proposant des films : « Là, on est amis, on boit un verre, mais je vais vraiment être très franc, si cela ne me plaît pas, je vais vous le dire. ». Cela ne veut pas dire que le film est mauvais, c’est tout simplement une discussion critique. Si je ne prends pas un Dvd, c’est parce que je ne le trouve pas assez bien. Il faut avoir l’honnêteté de le dire. C’est beaucoup plus simple. Si on dit tout de suite les choses, on se respecte mutuellement avec la personne. »

Je reviens à Karlovy Vary, comment trouvez- vous le public ici ?

Photo: Kristýna Maková
« Hallucinant. C’est pour moi un des publics les plus hallucinants, avec celui du festival de Tribeca, bizarrement. Ils se ressemblent d’ailleurs : il y a un public très jeune, pas forcément cinéphile, mais il arrive à avaler des choses. Parfois j’hallucine, car le public voit des films qui ne sont pas faciles. En anglais, on dit « demanding ». Parfois, les spectateurs voient des films plus faciles, mais ils sont là, ils sont à l’heure, ils applaudissent, ils vont voir les discussions, ils ont leur badge, ils vont camper dans la forêt. C’est assez étonnant. Il faut bien voir aussi que maintenant, une des sources de revenu du cinéma ce sont les festivals. Car les films ne sortent pas. Même en République tchèque, il doit y avoir quelques films qui vont sortir, mais la plupart des films en compétition ne sortira jamais. Donc les gens viennent aux festivals, comme s’ils allaient voir la Callas à la Scala de Milan, ou écouter du Mozart à Strasbourg, c’est une fois par an. On se gave de cinéma de tout genre et on parle des films. Les gens viennent uniquement parce que c’est un festival. Cela génère de l’argent, des tickets sont vendus, et pour avoir les films, il faut payer les boites de vente, donc il s’agit de toute une économie parallèle, qui est à la fois une sorte de distribution des films. Car après Karlovy Vary, il y a des centaines de festivals. »

'Líbánky',  photo: Film Servis Festival Karlovy Vary
Je reste en République tchèque, quel est votre rapport vous au cinéma tchèque ? Vous, qui êtes un cinéphile, vous avez peut-être des souvenirs de films tchèques, qui vous ont marqué ?

« Oui, bien évidemment. Tous les films du printemps de Prague, les films de Věra Chytilová, la fin des années 1960.. Après il y a eu le réalisateur Bohdan Sláma, ainsi que le film tchèque « Líbánky » de Jan Hřebejk, qui fait partie de sa trilogie. Mais on suit aussi les courts métrages. Au festival des Arcs (le Festival de Cinéma Européen des Arcs, ndlr), nous invitons chaque année des films dédiés au cinéma européen. »

Il n’y a pas encore eu la République tchèque, à ma connaissance..

'Aux feux les pompiers'
« Non, mais il y aura peut-être. Ce ne sera pas l’année prochaine, mais c’est absolument une des idées, car nous faisons venir des étudiants de la FAMU (l’Académie du film de Prague, ndlr), qui fait partie des très grandes écoles de cinéma. Donc nous essayons de repérer où se trouvent les talents et quels sont les thématiques. C’est vrai qu’à l’Est, en général, il n’y a pas trop de comédies, de films plus légers, parce que beaucoup de choses se sont passées. Encore que l’humour des Tchèques vient de Miloš Forman évidemment, du film « Aux feux les pompiers ». Donc il y a cet humour noir, qui est présent en Pologne aussi, avec Roman Polanski. Il est possible de faire un rapprochement entre les deux. Mais on voit que c’est dur dans les Balkans. À part quelques films d’Emir Kusturica, c’est plombé, parce qu’il y a la guerre. C’est du cinéma un peu noir. »

Avec toujours cet humour noir, très présent..

« C’est un humour noir génial, complètement délirant, notamment dans le cinéma tchèque, où on retrouve des personnages hors normes. C’est aussi une façon de rêver, de passer de l’ordinaire à l’extraordinaire. Je suis tout le temps ce qui se passe. Ce qui est intéressant c’est que le bon cinéma sort toujours, jaillit des personnes qui s’occupent bien du cinéma. Et les gens qui s’occupent du centre tchèque, ils s’en occupent bien. Ils suivent les jeunes metteurs en scène et grâce à cela, on va avoir un cinéma tchèque nouveau. »

C’est un humour noir génial, complètement délirant, notamment dans le cinéma tchèque, où on retrouve des personnages hors normes.

Je vous remercie Frédéric Boyer.

« Merci beaucoup pour vos questions. »

Je ne vais pas vous retenir plus longtemps, vous avez un film à voir..

« Oui, j’ai trois films à voir. Ce fut un plaisir, et merci pour ces questions, des vraies questions de journalistes. »