Gilles Kepel : « On est pris entre le marteau du communautarisme et l’enclume de la dissolution de l’identité par l’Europe »

Gilles Kepel

Fils d’un intellectuel d’origine tchèque traducteur de Václav Havel en français, le sociologue français Gilles Kepel a pour sa part pris un virage encore plus à l’Est que ce que ses origines auraient pu déterminer. Il est un l’un des plus grands spécialistes du monde arabe et musulman et enseigne actuellement à Sciences Po Paris. Il était l’un des invités du Forum 2000 où il intervenait dans le cadre d’une discussion sur le thème « Religion, mondialisation, sécularisation ». Actuellement, il mène une étude dans les banlieues françaises. Cinq ans après les violentes émeutes qui s’y sont déroulées, quelle est la situation ?

Gilles Kepel
« C’est une situation compliquée car on est actuellement dans une période qui, socialement, n’est pas bonne, avec en particulier beaucoup de jeunes issus de la deuxième génération, qui avaient fait des études, trouvé des emplois et qui les ont perdus à la suite de la crise. On a donc une sorte de repli identitaire dans certains cas qui se construit autour de jeunes éduqués, ce qui n’est pas du tout la situation qu’on avait autrefois avec le sentiment qu’au fond, les promesses faites par la France n’ont pas été tenues. Cela crée une situation un peu préoccupante d’autant plus que ça se produit dans un contexte où il y a une espèce d’identification des étrangers comme la cause de tous les maux, que ce soit avec le phénomène qu’on voit en Europe avec la montée de l’extrême droite ou même dans le contexte français, avec les déclarations du président de la République. Tout cela me laisse penser qu’il y a un débat qui est en train de mal s’enclancher en ce moment. Il est assez urgent d’en prendre conscience sous peine de déchirer le tissu social. »

Vous rappeliez lors du débat au Forum la Coupe de monde de football 1998. On a beaucoup parlé à l’époque de la France black, blanc, beur. On a l’impression que tout cela a volé en éclat avec les émeutes de 2005 et qu’on s’est bercé d’illusion sur la cohésion sociale...

Photo: Commission européenne
« Je ne pense pas qu’on se soit bercé d’illusions. Il y a une réelle machine à intégrer qui fonctionne en France, mais j’ai l’impression qu’aujourd’hui, elle a du mal à fonctionner, car on a ces problèmes de cohésion sociale qui sont préoccupants. D’autre part parce que quand c’est le cas dans le reste de l’Europe, certains politiciens estiment que c’est en stigmatisant les immigrés comme la cause principale de la violence, comme cause du mal, qu’on va gagner des voix. Et ça c’est un vrai souci. »

Les instruments de l’intégration ne sont-ils pas en cause ? L’école qui ne fonctionne plus par exemple...

« Oui, l’école éprouve énormément de difficultés. Il est d’ailleurs symptomatique que ce soit à l’école que s’est cristallisé le conflit autour du voile, qu’on a largement résolu avec la loi de 2004. Mais je crains qu’aujourd’hui l’école ne soit plus aussi efficace qu’elle l’était parce qu’elle l’était tant qu’elle était le réceptacle de la mixité. Or aujourd’hui, vous avez des banlieues qui sont des enclaves où dans la cour de récréation il n’y a presque plus personne d’origine européenne. »

Comment retrouver cette mixité sociale ?

« C’est là la difficulté. Cela passe par l’amélioration des conditions d’existence des populations en question et le fait que des élites puissent s’en dégager, qui puissent ensuite tirer les autres. C’est là le travail à mener aujourd’hui... »

Photo: Commission européenne
Ce n’est pas uniquement un problème français, c’est un problème européen...

« Oui, c’est bien pire ailleurs si on peut se consoler comme cela. »

L’Europe échoue-t-elle à donner un modèle, un idéal ?

« Je crois que oui. L’identité nationale pour ce qu’elle vaut, ne fonctionne plus très bien et la difficulté, c’est que l’Union européenne n’arrive pas à fournir une identification forte. On est pris entre le marteau du communautarisme ethnico-religieux et l’enclume de la dissolution de l’identité par l’Europe. »