Le Forum 2000, pour « montrer l’actualité du combat pour la liberté »
La 27e édition du Forum 2000, grand rendez-vous des défenseurs des droits de l’Homme fondé en 1996 par l’ancien dissident et président tchèque Václav Havel, s’est ouverte dimanche. Avec pour thème central « Pour un ordre démocratique mondial », le forum se déroule en des temps particulièrement troublés, entre la guerre en Ukraine qui se poursuit et les menaces que font planer les récentes attaques du Hamas contre Israël. Parmi les invités de cette année, Nicolas Tenzer, président du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique (Cerap), dont il ne s'agit pas de la première visite :
« D’abord, c’est un forum historique puisqu’il a été fondé par Václav Havel. C’est un des rares forums qui conserve la tradition de ce qu’étaient les dissidents qui ont créé les conditions de la libération de l’Europe à partir de 1989, qui après ont eu des responsabilités comme Václav Havel. Je trouve que l’esprit de Havel est toujours présent : c’est un des rares forums dans le monde où les défenseurs des droits de l’Homme, les combattants pour la liberté de l’ensemble des pays du monde, sont représentés. Au forum, vous avez des dissidents originaires d’Iran, de pays africains, d’Asie centrale, d’Amérique latine, et ça rassemble finalement l’ensemble de ces défenseurs de la liberté.
C’est d’autant plus important qu’on entend toujours un discours à connotation orientaliste qui dit : ‘vous défendez les valeurs occidentales, parce que vous avez été biberonnés aux grands textes de Locke, Kant, Montesquieu etc., or les autres ne partagent pas forcément ces valeurs’. Personnellement, je réponds régulièrement que non, ce sont des valeurs universelles : vous pouvez être musulman, bouddhiste, athée, zoroastrien et venir de sociétés diverses, être attachés aux mêmes valeurs, sans pour autant avoir lu ces grands textes de la tradition occidentale, mais qui spontanément défendent la liberté. Cette communauté des défenseurs de la liberté est très bien représentée ici. »
La vocation du Forum 2000 est de soutenir la démocratie, le respect des droits de l’Homme, le développement de la société civile, la tolérance religieuse et culturelle. Au regard de l’actualité – je pense notamment à ce qui se passe au Proche-Orient – n’est-ce pas un peu dérisoire comme événement, ou alors en a-t-on d’autant plus besoin ?
« C’est d’autant plus nécessaire. Moi-même je participe à une vingtaine de forums internationaux par an, où je suis amené à intervenir notamment sur des sujets de sécurité, liés à l’Ukraine, à la politique étrangère etc. Parfois je ressens une frustration parce que ce sont des paroles, alors que derrière vous avez des gens qui combattent – que ce soit ceux qui sont engagés dans la lutte contre le Hamas, ces jours –ci, ou ceux qui reçoivent tous les jours des bombes, qui meurent au combat comme les Ukrainiens. D’autres combattants encore sont emprisonnés dans des pays qui sont des prisons à ciel ouvert, comme la Syrie. Dans ce pays, vous avez encore des attaques russes et du régime de Bachar Al-Assad. On ressent en effet une forme d’impuissance.
Mais en même temps, s’il n’y avait pas ces voix fortes, il n’y aurait rien. Pour convaincre les gouvernements d’agir, et même si c’est marginal, les voix des intellectuels et des gens qui ont éprouvé dans leur chair ce que sont des régimes dictatoriaux, sont là pour dire des choses pour nourrir la conscience démocratique. Ils le font à un moment où dans beaucoup de pays occidentaux la défense des valeurs de liberté paraît érodée.
Si vous interrogez des gens dans la rue à Paris, Rome, Madrid, Berlin, pour eux, le combat pour la liberté est quelque chose de lointain qui appartenait à leurs parents ou plutôt leurs grands-parents. Or ce combat est à mener aujourd’hui aussi. Je pense que c’est important de montrer – via le forum par exemple – l’actualité de ce combat. »
La Tchéquie s’est engagée aux côtés de l’Ukraine dès après le 24 février 2022, de manière symbolique mais aussi très concrète avec des livraisons de matériel militaire notamment. Comment cet engagement, aux côtés de celui de la Pologne et de la Slovaquie, a-t-il été perçu à l’Ouest, par des pays comme la France ou disons, par les pays ‘historiques’ de l’Union européenne ?
« Cela a été bien perçu : la République tchèque sait bien ce qu’est l’oppression soviétique. Le Printemps de Prague et son écrasement sont quelque chose qui reste dans les mémoires, en tout cas des gens de ma génération et de la génération d’avant. Vous avez eu aussi un président emblématique de ce combat, Václav Havel. Il est important de montrer que le pays qu’il a porté sur les fonts baptismaux après 1989 est toujours un pays aux avant-postes du combat pour la liberté. Si l’Ukraine tombe, si la Russie réussit à conserver une quelconque partie de l’Ukraine, cela veut dire que nous, démocraties, ne sommes pas sérieux dans la défense de la liberté. C’est donc très important que la République tchèque ait été au combat pour cela.
D’autant qu’à un certain moment, il y a eu certains doutes liés à deux présidents, Václav Klaus puis Miloš Zeman, qui étaient plutôt dans camp des dictatures, et notamment dans celui de la pire d’entre elle aujourd’hui probablement, la Russie. Avec l’élection du général Pavel, même si le rôle du président n’est pas celui du Premier ministre, on a quand même une sorte de retour de la Tchéquie à un moment où on avait l’impression qu’elle aurait pu basculer. Car il y avait aussi beaucoup d’inconfort du côté des démocraties occidentales avec le gouvernement d’Andrej Babiš. Il y avait aussi le contraste avec la Hongrie depuis longtemps, les récentes évolutions en Slovaquie voisine avec la victoire de Fico. Donc la place de la République tchèque est très importante et conforme à sa tradition historique. »
Puisqu’on évoque les populismes en Europe centrale mais aussi les mouvements de bascule, à l’heure où nous enregistrons, il semblerait que le vent tourne en Pologne voisine, grand soutien de l’Ukraine aussi, avec l’opposition pro-européenne et libérale qui revendique la victoire des législatives. Si cela se confirme, qu’est-ce que cela signifie pour l’Ukraine ?
« Cela veut dire que vous avez plus de pays qui sont totalement dans le camp de la démocratie. Le problème de la Pologne est extrêmement compliqué. Encore une fois, soyons très prudents à ce stade… Vous avez eu le gouvernement du PiS qui a aidé massivement l’Ukraine. Ils ont eu une politique d’accueil des réfugiés tout-à-fait remarquable, avec le soutien de l’opinion publique. Pour cela, il faut rendre hommage au gouvernement et à la population.
Mais il y a quelque chose de plus fondamental : la question de la durée du soutien de la Pologne à l’Ukraine, je ne le questionne pas, mais il est difficile de défendre un pays, au nom de la démocratie et de la liberté, et par ailleurs, de menacer les libertés chez soi. C’est une vraie contradiction. Je vais souvent en Pologne, et j’ai eu des débats assez durs avec des ministres du PiS. Je leur ai dit que d’un côté ils combattaient la Russie de Poutine, ce régime criminel, terroriste, mais d’un autre côté, sur certains principes, ils vont exactement dans son sens et lui accordent une forme de légitimité en défendant de prétendues valeurs familiales, en remettant en cause l’état de droit, mais aussi le droit constitutionnel européen, soit la supériorité de la loi européenne qu’ils ont acceptée en entrant dans l’UE. Or qu’est-ce qu’attend Poutine ? C’est la dissolution de ces règles de droit communes.
Je leur ai dit qu’ils jouaient dans son sens et qu’à terme, même en soutenant l’Ukraine, ils risquent de ruiner le combat mené. C’est très inquiétant. Je pense donc qu’avec un gouvernement plus centriste, qui respecte les règles de droit, qui va vraisemblablement revenir sur certaines décisions du PiS concernant l’avortement, les médias, on reviendra à des pratiques plus conformes aux règles fondamentales de l’Europe. C’est très bien et cela va renforcer la portée de leur combat pour l’Ukraine. »
N’y a-t-il pas un danger que l’Ukraine passe au second plan avec ce qui se passe actuellement au Proche-Orient ?
« Oui, c’est une crainte que nous sommes nombreux à avoir. On s’aperçoit qu’on parle beaucoup moins, sur les réseaux sociaux notamment, dans la presse, à la télévision, en France et ailleurs, de l’Ukraine. C’est un vrai risque. J’essaye pour ma part de continuer à en parler, de même qu’il faut continuer à parler de la Syrie pour exactement les mêmes raisons.
C’est le combat fondamental : si aujourd’hui nous montrions plus de détermination à défaire la Russie, c’est-à-dire si nous donnions toutes les armes possibles à l’Ukraine et je suis convaincue qu’on devrait être prêts à s’engager, si nous défaisons la Russie en Ukraine, mais aussi en Syrie, en Géorgie et ailleurs, je pense qu’un certain nombre d’autres sujets seraient allégés. Car cela affaiblirait l’Iran, le Hamas largement financé par la Russie, même si on ne sait pas si elle a eu un rôle opérationnel dans l’attentat du 7 octobre, et ça affaiblira aussi la Chine. Cela donnerait une chance à plus de paix et de liberté au Moyen-Orient si le régime de Bachar Al-Assad tombait. Il y aurait tout un effet induit d’une défaite forte, radicale, de la Russie, qui amènerait un jour une possibilité de changement de régime.
La priorité est d’autant plus urgente qu’en novembre 2024 il y aura les élections présidentielles aux Etats-Unis. Il faut donc aller très vite pour défaire la Russie : donnons tous les avions de chasse, des missiles de longue portée aux Ukrainiens pour qu’ils puissent frapper partout, y compris sur le sol russe. C’est parfaitement légal en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations Unies. Allons aussi jusqu’au bout sur les sanctions, saisissons les avoirs des oligarques, allons jusqu’au bout des investigations sur les crimes de guerre, expulsons la Russie du Conseil de sécurité de l’ONU, ce qui est tout à fait légal, ce n’est qu’une question de volonté. Il faut être tout à fait radical dans notre pensée et notre action. »