Hélène Gaudy : « A Terezín, la protection s’est transformée en enfermement »
Au début de cette année est sorti en France un ouvrage intitulé « Une île, une forteresse », aux éditions Inculte. Son auteure, Hélène Gaudy, s’y intéresse à la forteresse de Terezín, qui sous le protectorat de Bohême-Moravie, pendant la Deuxième guerre mondiale, servi de ghetto pour les Juifs tchécoslovaques et souvent d’arrêt intermédiaire avant d’être envoyés à Auschwitz vers une mort plus que certaine. Un ghetto un peu particulier aussi puisqu’il rassembla notamment de grands noms de l’intelligentsia tchèque, mais aussi étrangère : le poète français Robert Desnos, et parmi les Tchèques le pianiste Viktor Ullman, le compositeur Pavel Haas, le chef d’orchestre Karel Ančerl, l’écrivain Ivan Klíma, font partie de ces personnalités qui ont vécu ou transité par le camp de Theresienstadt, et dont certains ne sont jamais revenus. Dans un récit personnel et très bien documenté, Hélène Gaudy interroge la part de mensonge, de mystification, de ce lieu, construit sous l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche et que rien ne prédestinait à devenir un symbole du mensonge du régime nazi.
Hélène Gaudy, bonjour. Vous êtes auteure de plusieurs romans, et votre dernier opus, « Une île, une forteresse », est sorti récemment aux éditions Inculte. Dans cet ouvrage, vous évoquez un lieu très particulier, la forteresse de Terezín qui a été érigée en tant que ghetto modèle pour les Juifs par les nazis pendant la Seconde guerre mondiale. Qu’est-ce qui vous a fascinée dans ce lieu au point d’en faire le cœur de votre ouvrage ?
« Ça a été une rencontre entre plusieurs choses. Il se trouve que j’étais à Prague pour des vacances à un moment où j’écrivais un texte sur l’écrivain W. G. Sebald dans le cadre d’un ouvrage collectif pour les éditons Inculte. Dans ‘Austerlitz’, un de ses ouvrages les plus importants, il parle beaucoup de Terezín. J’étais en train de relire tous ces textes et d’écrire ce livre au moment où j’étais à Prague. Donc, on est allés à Terezín pour voir ce lieu. Sans pouvoir l’expliquer, j’ai eu l’impression que cela pouvait être un endroit dont je pourrais peut-être saisir quelque chose, une porte d’entrée pour parler de choses sur lesquelles j’avais envie d’écrire mais sans savoir vraiment comment les prendre : la question du mensonge, la question de ces lieux qui se transforment et comment ces transformations laissent, ou pas, des traces sur le paysage, sur les personnes qui habitent ces lieux. C’est des problématiques qui m’intéressent depuis longtemps. Et j’ai eu l’impression sur place qu’il y avait des fils que je pouvais tirer. J’ai vraiment envisagé ce livre comme un livre qui tourne autour de cette ville. La ville devient un point central pour finalement ouvrir beaucoup d’autres directions. »
Justement, j’aimerais évoquer la forme de votre récit. Ce n’est pas un roman à proprement parler. C’est plutôt un récit historique et personnel. Est-ce la première fois que vous vous attelez à ce genre qui est à la fois une mise à distance par les témoignages et vos recherches, tout en ayant un aspect très introspectif ?
« C’est la première fois que j’utilise le ‘je’, que la narratrice est moi-même. En tout cas, dans un texte long. J’avais déjà expérimenté ça dans des textes plus courts pour des revues, notamment pour Inculte, qui n’étaient peut-être pas aussi introspectifs mais où il n’y avait plus le filtre du personnage, où je parlais en mon nom. Mais c’est vrai que ça a été une des choses les plus compliquées à trouver pour moi : ma place de narratrice. J’avais besoin d’être dans le récit pour trouver un fil conducteur et arriver à lier tous ces fragments de ce livre qui explore beaucoup de thématiques différentes. J’avais besoin d’un fil rouge qui soit ma propre expérience et en même temps je ne voulais pas me mettre trop en avant. Je ne voulais pas que cette narratrice prenne trop d’importance. C’était donc tout un travail pour trouver sa place : d’où parle-t-on ? D’où raconte-t-on ces trajectoires ? Il fallait que ce ‘je’ qui parle puisse laisser la place aux personnes interrogées. C’était difficile à gérer dans l’écriture car c’était nouveau pour moi. »
C’est étonnant, car vous restez très discrète tout au long du récit et on apprend que très tard que c’est aussi une quête personnelle, puisqu’un de vos grands-pères a été déporté à Auschwitz. Il n’est pas passé par Terezín, mais on l’apprend de manière surprenante, au détour d’un chapitre. Cela correspond-il à cette volonté de rester en retrait et de ne pas imposer le « je » de la narratrice ?
« Oui, ça correspond à ça aussi. Je ne voulais pas faire une enquête sur ma famille même si ce grand-père a été une des raisons qui ont fait que je me suis intéressée à cette période et que j’ai eu l’impression de saisir quelque chose à Terezín. C’était aussi remonter vers certaines choses que j’ai longtemps ignorées sur ma famille. J’ai appris très tard la trajectoire de mon grand-père. Je pense que c’est donc assez logique que ça arrive tard dans le livre. C’est une découverte progressive aussi et cela correspond aussi au cheminement que j’ai fait pour écrire ce livre. Mon grand-père est mort à Auschwitz mais est passé par Drancy. C’est finalement Terezín qui m’a amenée à m’intéresser à Drancy qui est pourtant tout près de chez moi puisque je vis en région parisienne. J’ai eu finalement besoin de passer par Terezín, d’aller un lieu très loin de chez moi pour m’intéresser à un lieu beaucoup plus proche, géographiquement et affectivement. J’ai essayé de faire en sorte que le livre retrace aussi cette quête très progressive et qui est finalement presque surprenante pour moi, car il y a des choses que j’ai comprises et découvertes au fur et à mesure. Ce n’était pas un projet écrit dès le départ où je savais ce que j’allais trouver. »
Pour les auditeurs qui n’auraient pas lu le livre, pourriez-vous décrypter son titre : « Une île, une forteresse »…
« L’image de l’île revient très souvent dans le témoignage des survivants et des auteurs qui ont écrit sur Terezín. Cette ville fortifiée à quelque chose d’un îlot, d’un isolat par rapport au reste du paysage. En même temps, il y a un côté très ironique dans cette façon de l’appeler puisque la plupart des gens, je pense notamment à Adler qui y a été interné et a écrit une grosse somme sur Terezín, puisque pour eux c’est un lieu à la fois une île parce qu’elle est isolée du reste, et en même temps tout le contraire d’une île puisqu’on n’a pas de l’île tout ce qui en fait un endroit séduisant. C’était donc l’idée de l’île et de la prison à la fois. C’est quelque chose qui m’est apparu de manière assez évidente sur place, mais qui traverse toute l’histoire de Terezín : c’est un lieu qui était censé être défensif puisque c’est une forteresse à la Vauban qui devait protéger Terezín contre les invasions prussiennes, et finalement, les remparts qui devaient protéger sont devenus des remparts qui enferment. La protection s’est transformée en enfermement. Dans ce titre, il me semblait qu’il y avait ce rapport au paysage, à ce lieu coupé du monde, et en même temps fermé. C’est aussi un écho à tous ces lieux défensifs, à toutes ces volontés historiques qui se répètent dans l’histoire et qui reviennent aujourd’hui, de fermer des lieux, des frontières, de protéger, qui en général donnent l’effet inverse puisqu’on s’emprisonne soi-même. »
Vous revenez sur un épisode assez incontournable de l’histoire du ghetto de Terezín, celui de la visite d’une délégation de la Croix Rouge, qui n’a pas vu ou pas voulu voir l’horreur derrière le spectacle mis en scène par les nazis. Claude Lanzmann en a parlé dans un de ses films puisqu’il a interrogé le chef de cette délégation des années plus tard. D’une certaine façon, vous décrivez Terezín comme un symbole de l’aveuglement et du mensonge pour cette période. J’ai l’impression que ça fait aussi écho à des choses très actuelles…
« Bien sûr. Ce sont aussi des fils qui se sont tirés petit à petit en écrivant ce livre : ce statut d’image emblématique et la place du mensonge dans la ‘solution finale’. La dissimulation a été centrale. Et puis, il y a la place de la propagande aussi. C’est vrai que Terezín est un lieu où tout cela a été poussé à son paroxysme car la ville a été complètement transformée, ripolinée, repeinte, arrangée pour le regard de la Croix Rouge et pour le tournage du film de propagande tourné par Kurt Geron en 1944 et qui visait à faire croire que cette ville était une sorte de sanctuaire où les Juifs étaient heureux, où leurs coutumes étaient préservées, ce qui était évidemment totalement faux. »
Le film était d’ailleurs appelé « Hitler offre une ville aux Juifs »…
« Oui. Les gens y ont été forcés de jouer leur propre rôle pour mettre en place un mensonge particulièrement sophistiqué. Mais la dissimulation est partout dans cette histoire-là. En enquêtant sur ce lieu, je me suis rendue compte que partout il y avait eu des reportages de propagande : il y en a aussi eu à Drancy et dans la plupart des camps. Il y a aussi le rapport à l’image : ça pousse à relire autrement les images qu’on a aujourd’hui. Ce sont des questions que je me suis posée notamment en intervenant auprès d’adolescents, ce que je fais assez souvent dans des collègues ou lycées. C’est toujours assez difficile d’arriver devant des jeunes avec un livre qui parle de la Shoah et d’événements vieux de 70 ans. On entend souvent que ce sont des choses passées et qu’aujourd’hui, il y a des horreurs auxquelles il faut aussi, évidemment, s’intéresser. C’est donc une question que je me suis posée : qu’est-ce que nous apprend le fait de se pencher aussi longtemps sur des événements passés, car c’est vrai que ça a été un travail long et assez envahissant dans ma vie ? Je pense que justement on a une forme de recul sur le passé : le temps nous permet d’assimiler les choses et peut-être de mieux les comprendre. Cette compréhension-là influence évidemment celle qu’on a du présent. »
Que retirez-vous personnellement de cette aventure littéraire et de cette quête puisque vous dites qu’elle a été assez envahissante dans votre vie ?
« C’est difficile à résumer. Je pense que j’avais envie et besoin de me frotter à cela un certain temps, d’aller voir, de rencontrer les gens. Dans ce livre, je travaille aussi sur la mémoire, pas dans le sens de la commémoration, mais du souvenir, de comment le souvenir se transforme avec le temps, comment les gens qui racontent leur histoire se l’approprient avec le temps et trouvent leurs propres mots. Le temps va finalement modifier leur récit et n’en laisser que les choses très essentielles. J’ai toujours eu l’image d’une pierre qui se polit, comme si, à force de raconter leur histoire, les gens arrivaient à l’essentiel de ce qu’ils ont envie de communiquer d’eux-mêmes. Face à cela, en tant que témoin qui cherche à recueillir une parole, on se retrouve toujours finalement confronté à la faillite de ses attentes, à un décalage entre ce qu’on attend, ce qu’on prévoit, ce qu’on imagine, et ce qu’on a devant les yeux. Au début, ça peut être un peu déroutant, mais c’est cela que j’en garderai au final. D’habitude j’écris des romans sans forcément faire ce travail d’enquête. Finalement, je n’ai pas vérifié ce que j’attendais. Il y a tous ces décalages qui se sont mis au jour au fur et à mesure du travail. J’ai compris que c’est dans ces décalages-là, dans ces différences entre ce qu’on attend et ce qu’on voit que se niche ce qui m’a intéressée et que j’ai essayé de développer dans le livre. »