« Hier, le 20 août 1968, vers 23 heures, les troupes étrangères ont franchi notre frontière »
Il y a 55 ans, les troupes du Pacte de Varsovie franchissaient les frontières de la Tchécoslovaquie et mettaient ainsi fin au Printemps de Prague et au « socialisme à visage humain » portés depuis janvier 1968 par le nouveau premier secrétaire du Parti communiste tchécoslovaque (PCT), Alexander Dubček. L’arrivée des chars étrangers marquait le début de la période dite de Normalisation qui allait durer près de vingt ans. Plongez dans les archives de la Radio tchèque et revivez le déroulé des événements d’août 1968 qui ont marqué à jamais l’histoire du pays.
Nouvelles diffusées par la radio publique : « Chers auditeurs, ceci est un communiqué spécial du présidium du Comité central du Parti communiste de Tchécoslovaquie : ‘A tous les citoyens de la République socialiste tchécoslovaque, hier, le 20 août 1968, vers 23 heures, les troupes de l’Union soviétique, de la République populaire de Pologne, de la République démocratique allemande, de la République populaire de Hongrie et de la République populaire de Bulgarie, ont franchi la frontière de la République socialiste tchécoslovaque. »
« Cela s’est produit à l’insu du président de la République, du président du Parlement, du Premier ministre et du premier secrétaire du Comité central du Parti communiste tchécoslovaque et de ses organes. […]. Le Présidium du comité central du Parti communiste tchécoslovaque appelle tous les citoyens de notre république à rester calmes et à ne pas résister à l’avancée des troupes. C’est pourquoi notre armée, notre sécurité et notre milice populaire n’ont pas reçu l’ordre de défendre le pays. »
« Le Présidium du Comité central du Parti communiste tchécoslovaque considère que cet acte est non seulement contraire à tous les principes des relations entre les États socialistes, mais aussi qu’il nie les normes fondamentales du droit international. […] Signé, le Présidium du Comité central du Parti communiste tchécoslovaque. »
Au matin du 21 août 1968, les Tchécoslovaques apprennent avec stupeur la nouvelle : leur pays est envahi par les troupes du Pacte de Varsovie, censées, selon Moscou, apporter leur « aide fraternelle ». Près de 500 000 soldats, 6 300 chars et quelque 800 avions pénètrent sur le territoire et dans l’espace aérien tchécoslovaques. Le rapport de force est inégal et clairement à l’avantage de l’envahisseur. Pour Prague, l’invasion marque la fin des tentatives de réforme du socialisme tchécoslovaque initiées par Alexander Dubček.
Quelques mois plus tôt, en janvier 1968, le président Ludvík Svoboda avait nommé l’homme politique slovaque pour remplacer le staliniste Antonín Novotný comme premier secrétaire du Parti communiste tchécoslovaque. Sous Dubček, l’espoir d’une libéralisation du régime et d’un « socialisme à visage humain » galvanise la population. Liberté de la presse, liberté d’expression, liberté de circulation, moindre surveillance de la population, libéralisation contrôlée de l’économie ou encore fédéralisation de la République sont autant de réformes que souhaitent entreprendre Dubček.
« C’était horrible. On avait du mal à y croire. »
Toutefois, ces velléités sont mal perçues par Moscou, qui redoute que la Tchécoslovaquie ne prenne ses distances avec la ligne idéologique dictée par le Kremlin. Plusieurs fois, les chefs du Kremlin lancent des avertissements à l’adresse des dirigeants tchécoslovaques. Cependant, face à l’indiscipline de Prague, Moscou ordonne finalement en août 1968 de recourir à la force afin de faire rentrer la Tchécoslovaquie dans le rang. L’entrée des chars sur le sol tchécoslovaque est un choc pour tous ceux qui ont vécu ces événements. C’est le cas de Josef Zima qui s’exprimait, il y a quelques années, à notre micro lors du 45e anniversaire de l’invasion :
« À cette époque, j’avais exactement 20 ans et 6 jours. Je revenais de vacances et j’allais au travail. Il n’était plus possible de circuler dans la rue ; des trams et des voitures barraient la route partout. C’était horrible. On avait du mal à y croire. Il est quand même admirable que le bâtiment de la Radio ait survécu, parce qu’il y avait des flammes. Des chars étaient en feu aussi dans la rue. Avec mes collègues de travail, nous nous montrions les photos que nous avions prises discrètement, car la police ramassait tous les négatifs pour que rien ne soit conservé. »
À peine entrés sur le territoire tchécoslovaque, l’un des objectifs prioritaires des soldats est de prendre possession des services de télécommunications et notamment des ondes radio. Dans les locaux de la Radio tchécoslovaque, l’anxiété est palpable :
« Chers amis, nous venons d’apprendre que vous ne pouvez entendre notre émission qu’à Prague et à Brno. […] Tous les émetteurs dont nous disposons ont été progressivement mis hors service. Nous ne savons pas combien d’entre vous ont entendu l’information, ni si vous, auditeurs de la Radio tchécoslovaque, nous entendez encore. […] Nous attendons les instructions de notre gouvernement et de la présidence de notre Parlement, bien que certaines lignes téléphoniques de notre bâtiment aient été coupées et que nous entendions des avions étrangers tourner au-dessus du bâtiment de la Radio depuis deux heures du matin. »
‘Protocole de Moscou’
À Prague, le bâtiment de la Radio est le théâtre d’une lutte qui a entraîné la mort d’une dizaine de personnes. Les animateurs de la Radio d’État réitèrent leur fidélité au « président de la République, au gouvernement légal et à la présidence du Comité central du PCT, mené par A. Dubček ». Les auditeurs sont invités, s’ils sont au contact de troupes étrangères, à convaincre les envahisseurs que le calme régnait en Tchécoslovaquie avant leur arrivée et qu’aucune menace de contre-révolution n’était fomentée, afin de rétablir en vain un semblant de vérité alors que simultanément des tentatives d’usurpation de la Radio tchécoslovaque par les forces d’occupation sont à l’œuvre :
« Ici la Radio tchécoslovaque, depuis Prague, et pour autant que nous sachions, également la Télévision tchécoslovaque. Chers amis, vous écoutez l’émission de la Radio tchécoslovaque ‘légale’. Nous vous avertissons que sur l’onde 210, est émise dans un mauvais tchèque et slovaque une radio illégale des forces d’occupation se faisant appeler Vltava. Nous attirons votre attention : cette diffusion n’a rien à voir avec la Radio tchécoslovaque. En ces tristes instants, où la République socialiste tchécoslovaque est occupée par les troupes du Pacte de Varsovie, nous encourageons tout le monde à garder son calme. »
Cette atmosphère fébrile, l’écrivain Milan Kundera, récemment disparu, la dépeint avec éclat dans son ouvrage intitulé L’insoutenable légèreté de l’être. L’auteur y décrit notamment l’impréparation des soldats russes face à l’objectif des appareils photos qui les pointent et dont les photos inonderont par la suite les médias à l’Ouest. Dans le même roman, Kundera évoque également l’incrédulité, teintée d’amertume, qui envahit bon nombre de citoyens du pays, quand Alexander Dubček prend la parole à son retour de Moscou, le 27 août 1968. L’homme politique slovaque, visiblement éprouvé, remercie les Tchécoslovaques pour leur soutien et dit ne pas vouloir renoncer à ses idéaux ; pourtant personne ne se fait d’illusion quant au futur de la patrie.
« La normalisation de la situation est une condition préalable fondamentale et réelle pour que nous puissions à nouveau concentrer nos efforts sur la manière d’avancer, sans erreur grave et sans retard plus important, sur la voie à laquelle vous et nous avons cru et, je pense, que nous croyons encore, même si nous vivons et travaillons aujourd’hui dans des conditions et temps difficiles. Nous avons compris et nous comprenons votre soutien en ces jours comme un soutien à l’idée de développer le socialisme avec plus de succès dans notre pays, comme nous avons essayé de le formuler depuis le plénum de janvier du Comité central du Parti communiste tchécoslovaque et les préparatifs du Congrès extraordinaire du Parti. […] Aussi paradoxal que cela puisse paraître, nous devons toujours avoir foi en notre force et notre peuple car ce n’est que dans l’unité, dans l’unité de nos actions, que nous pourrons assurer le succès de notre politique future. »
« Je sais pour quels idéaux vous vous battez. Je sais que vous ne reculerez jamais devant l’idée du socialisme, de l’humanisme, de l’indépendance nationale et de notre souveraineté tchécoslovaque. Je le dis devant vous tous, dans ma vie je ne peux et ne veux travailler pour autre chose que la réalisation des idéaux de mon peuple. »
Au cours de son discours, le premier secrétaire du PCT laisse échapper quelques soupirs. De nombreux silences ponctuent son allocution ; il s’en excuse et déclare à cet égard : « Je pense que vous savez à quoi cela est dû. » En Russie, Alexander Dubček a été contraint de signer ce qui restera connu sous le nom de ‘Protocole de Moscou’ par lequel tous les représentants politiques tchécoslovaques, à la notable exception de František Kriegel, renoncent à leur programme de réformes. Dubček est autorisé à rester au pouvoir, mais doit obéir aux ordres de Moscou. Dorénavant, le maître-mot en Tchécoslovaquie est la « normalisation ». Alexander Dubček poursuit :
« Il faut à tout prix éviter de nouvelles souffrances et de nouvelles pertes car cela ne changerait rien de toute façon à la situation réelle et ne ferait que prolonger la situation anormale dans notre pays. Si nous sommes déterminés à éviter l’effusion de sang, cela ne signifie pas que nous voulons subir passivement la situation qui s’est installée. Au contraire, nous ferons tout notre possible pour trouver – et nous sommes convaincus que nous trouverons – l’espace, les voies et les moyens d’élaborer et de mettre en œuvre avec vous tous une politique qui conduira finalement à la normalisation de la situation. »
« Il serait donc très imprudent et dangereux de retarder par quelque action que ce soit le redéploiement et finalement le départ de notre pays des troupes des cinq États, car l’objectif ultime de nos efforts est d’effectuer le retrait complet de ces troupes le plus tôt possible. »
Une occupation longue de plus de deux décennies
L’appel de Dubček au retrait des troupes restera un vœu pieux puisque ces dernières ne quitteront définitivement le pays qu’après 1989. Au total, 108 Tchécoslovaques ont perdu la vie et environ 500 individus ont été blessés au cours des événements d’août 1968.
Après l’invasion, se met donc en place en Tchécoslovaquie cette période dite de « Normalisation » caractérisée par un retour théorique aux fondements du marxisme-léninisme et surtout par un contrôle resserré de la société. En janvier 1969, l’étudiant Jan Palach s’immole par le feu sur la place Venceslas à Prague en signe de protestation. Trois mois plus tard, Dubček est remplacé par Gustáv Husák au poste de premier secrétaire du PCT. Dans un essai intitulé Le pouvoir des sans-pouvoir, rédigé en 1978 par Václav Havel, le dramaturge et futur président tchécoslovaque puis tchèque constate et alerte sur la chape de plomb qui s’est abattue sur la Tchécoslovaquie et la routinisation de la vie sous le régime communiste. Le « système post-totalitaire tchécoslovaque », selon la terminologie employée par Havel, ne s’effondrera qu’en 1989, soit vingt-et-un ans après l’invasion.
Aujourd’hui encore, la mémoire de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie reste une page douloureuse de l’histoire des Pays tchèques et explique en partie, à n’en pas douter, le soutien appuyé et l’empathie manifestés par de nombreux Tchèques envers le peuple ukrainien après l’invasion russe du 24 février 2022.