« Igloos » et coupons pour une nuit au chaud : les Tchèques se mobilisent pour aider les sans-abris
Le mercure est souvent descendu très bas en République tchèque ces deux dernières semaines et les sans-abris sont bien évidemment les premiers à en souffrir. Comment prévenir les drames ? Respectivement directeur des services sociaux de l’Armée du salut et importateur en République tchèque du projet Iglou, du nom d’un abri isotherme, Jan Krupa et Emmanuel Chilaud nous donnent des pistes de réponse.
Selon une récente étude, environ 24 000 sans-abris vivent actuellement en Tchéquie, dont près de 2 000 mineurs. Mais ces chiffres, communiqués par le gouvernement, ne reflètent pas la réalité. Selon Jan Krupa, le nombre de personnes en situation de détresse s’élèverait plutôt à 70 000.
Une différence considérable qui n’est pas sans conséquences. Les personnes sans domicile fixe souffrent d’exclusion et d’invisibilisation au sein de la société mais aussi d’une accumulation de maux : problèmes physiques, psychologiques et addictions qui les rendent vulnérables et aggravent leur ostracisation sociale. Jan Krupa souligne d’ailleurs :
« Les personnes qui viennent chez nous sont confrontées à des situations sociales difficiles, parce qu’elles n’ont pas les moyens de garder le contrôle sur leur vie. Nous avons mené une étude il y a cinq ans : sur 600 personnes, 95% sont totalement seules. Pas de conjoint, pas d’amis, pas de famille, pas d’enfants. Certaines ont aussi des problèmes d’addiction et beaucoup sont diagnostiquées avec des problèmes psychiatriques, car elles n’ont pas de contacts sociaux. »
La problématique peine à être résolue par les politiques publiques et un nouveau défi se présente au gouvernement, à l’Armée du Salut, mais aussi à Iglou, un projet citoyen dont la mission est d’offrir un abri d’urgence, à l’apparence d’un igloo, aux sans-abris qui ne peuvent pas être acceptés dans les différents centres d’accueil pour diverses raisons, comme la compagnie d’un chien.
Si l’ensemble des mesures prises pour ralentir la propagation du coronavirus, à l’instar de l’isolation, de la mise en quarantaine ou des distanciations sociales, sont désormais intégrées à nos pratiques sociales, ne serait-ce que pour la majorité de la population, il n’en va pas de même pour les sans-abris. Pour remédier à ce problème, l’Armée du salut coopère étroitement avec le gouvernement, comme le souligne Jan Krupa :
« L’objectif est de dire qu’il y a d’autres manières de communiquer ensemble. Nous avons à cœur d’expliquer que ces personnes n'agissent pas contre le gouvernement lorsqu’elles ne respectent pas les restrictions. Ce qui a aussi compté dans nos discussions a été la préparation des refuges pour l'accueil des personnes qui doivent être placées en quarantaine. »
A Prague, par exemple, la municipalité a augmenté ses capacités d’hébergement pour cet hiver et a ouvert un second centre, accueillant à toute heure de la journée les personnes dont l’état de santé nécessite des soins. Des centres d’accueil ont également été aménagés spécifiquement pour prendre en charge les personnes devant être placées en quarantaine.
Des iglous fabriqués en Tchéquie et envoyés dans le monde entier
Ailleurs non plus, les idées ne manquent pas. A Ostrava, le couple franco-tchèque Pavla Klečková et Emmanuel Chilaud porte depuis trois ans le projet Iglou, désormais bien connu en Tchéquie.
Le dispositif Iglou, un abri de premiers secours de deux mètres de long et d’un mètre de large, a souvent servi dans cette période de pandémie, comme l’explique Emmanuel Chilaud :
« Nous ne proposons pas nous-mêmes d’Iglous aux sans-abris. Nous les vendons à des villes et à des associations caritatives. Effectivement, elles s’en servent beaucoup pendant cette période de Covid, et même pour séparer les sans-abris les uns des autres pour éviter toute transmission du virus ou des cas contact. La désinfection de l’Iglou est très simple puisque celui-ci est composé de couches d'aluminium. Vous pouvez donc utiliser n’importe quel désinfectant. »
A l’origine, Iglou est un projet inventé par un jeune ingénieur français que le couple franco-tchèque a transposé en Tchéquie en 2018 :
« C’était notre première année, on avait en tête de fabriquer avec notre propre argent une dizaine de ces abris et de les donner à l’Armée du salut à Ostrava pour qu’ils les essaient. Mais nous nous sommes vite retrouvés débordés, avec une importante couverture médiatique. Nous avons finalement fabriqué 65 Iglous, que nous avons assemblés chez nous dans notre appartement. »
Après avoir repris les rênes d’un projet devenu international, le couple a « industrialisé » l’ensemble de la chaîne de production en collaborant avec un seul et même partenaire tchèque :
« Nous avons un partenaire industriel, dans la ville de Zlín, qui produit une mousse de bien meilleure qualité que celle que nous avions la première année. Elle est moins chère, car ils la produisent eux-mêmes, et ils s’occupent aussi de l’assemblage et de l’expédition partout dans le monde. »
« En 2018, nous faisions les Iglous en France et en République tchèque, pour les deux pays. Aujourd’hui, tous les Iglous sont entièrement fabriqués en Tchéquie et nous nous sommes véritablement internationalisés. Rien que pour cette année, nous en envoyons dans huit pays différents, dont la Hongrie, la Slovaquie, l’Angleterre, l’Allemagne, le Belgique ou le Canada. Toute notre communication se passe en dix langues différentes et nous continuons à communiquer vers de nouveaux pays, l’Espagne et l’Italie notamment. Ce sont des pays avec beaucoup de migrants ou un très fort taux de chômage, et donc une population de sans-abris qui augmente. »
Présent désormais dans douze régions tchèques, ainsi qu’à Prague, l’association Iglou collabore avec un large éventail d’acteurs institutionnels ou associatifs dans le paysage national :
« Nos abris sont achetés par de grosses associations caritatives, comme Charitas ou l’Armée du salut, mais également par de petites associations locales ou alors par des municipalités qui confient ensuite leur gestion aux structures locales. Certaines villes les gèrent elles-mêmes, comme à Brno. Enfin, la police municipale dans une ville a acheté des Iglous pour pouvoir aider des personnes dans la rue en urgence, quand elle les trouve la nuit. »
Autre information positive : le peu de cas de Covid recensés jusqu’à présent chez les sans-abris en Tchéquie et l’efficacité de leur prise en charge lorsqu’un cas est déclaré.
Malgré cela, le grand froid qui sévit depuis quelque temps, avec des températures parfois de -20 °C, continue de menacer la vie de ces personnes. L’adaptation a donc été le maître-mot ces dernières semaines au sein de l’équipe d’Iglou :
« Effectivement, pour la République tchèque, nous avons reçu des demandes de dernière minute d’associations ou de petites villes qui ont vu leurs hébergements de nuit se remplir très vite. Nous faisons toujours produire un peu plus l’hiver, car nous savons que nous aurons ces demandes d’urgence. »
Un premier stock au Canada
Malgré cette organisation, toutes les demandes ne peuvent être satisfaites, notamment celles venant d’outre-Atlantique :
« Par exemple, pour le Canada, il faut compter six semaines, car les livraisons se font par conteneurs. Nous ne sommes pas en mesure de répondre à leur demande qui était d’avoir des Iglous le plus rapidement possible pour l’hiver. »
D’où les projets pour l’année à venir et cette bouteille lancée à la mer :
« Nous travaillons à la constitution de notre premier stock au Canada, d’une soixantaine d’Iglous qui seront envoyés l’été et qui seront prêts à être envoyés dans quelques jours aux associations caritatives qui en ont besoin. Mais nous cherchons surtout un transporteur maritime qui soit capable de fournir des conteneurs gratuitement ou à très faible coût pour que nous puissions envoyer vers les Etats-Unis et le Canada. »
Un iglou et une « Nocleženka » évitent de mourir de froid
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Si cet Iglou est tant demandé en Tchéquie comme ailleurs dans le monde, c’est principalement grâce aux matériaux qui le composent :
« Un Iglou pour une personne, en fonction de sa corpulence, va réchauffer l’intérieur d’environ 15 °C. Donc, lorsqu’il fait -15 °C dehors, on arrive à une température intérieure de 0°C environ. Ce n’est pas suffisant pour dormir correctement, mais cela permet d’éviter de mourir de froid. »
De son côté, l’Armée du salut a ouvert des centres d’accueil supplémentaires, tout en pouvant compter sur la solidarité des Tchèques grâce au système de coupons « Nocleženka ». Pour la somme de 100 couronnes (4 euros), il est possible « d’offrir » une nuit au chaud à une personne. Lancée en 2017, l’initiative rencontre un franc succès, et cet hiver encore, les Tchèques n’y sont pas indifférents : depuis octobre dernier, plus de 16 000 coupons ont ainsi été achetés.