Il y a 100 ans naissait en Tchécoslovaquie Rudolf Vrba, l’homme qui s’est évadé d’Auschwitz
Une des figures-clé du film de Claude Lanzmann, Shoah, homme aux mille vies qu’il aurait pu ne pas avoir, Rudolf Vrba, né Walter Rosenberg, a vu le jour il y a 100 ans à Topoľčany en Tchécoslovaquie (Slovaquie actuelle). Il a été le témoin crucial de l’extermination des Juifs à Auschwitz, dont il fut un des rares à réussir à s’échapper, avec son ami Alfred Wetzler.
C’est une histoire de courage, de détermination et aussi de nécessité de témoigner. En avril 1944, deux jeunes hommes, des Juifs de Slovaquie déportés à Auschwitz deux ans auparavant, réussissent l’impossible : après avoir échafaudé un plan d’évasion à partir d’un nouveau secteur du camp en construction, et gardé uniquement le jour, ils parviennent à se dissimuler pendant trois jours dans une cachette sous une pile de bois, et après les recherches infructueuses des gardiens nazis, à s’enfuir du camp de la mort. L’un s’appelle Alfred Wetzler et est âgé de 26 ans. L’autre, Walter Rosenberg, plus connu sous son nom de guerre Rudolf Vrba : lui, n’a pas encore 20 ans. En 2000, il s’était souvenu au micro de la Radio tchèque, dans un tchèque parfait, mâtiné de quelques charmantes variations slovaques :
« Mon plan [d’évasion] ne me semblait pas sans espoir. Les Allemands croyaient dur comme fer qu’ils avaient élaboré un système parfait. Mais rien n’est jamais parfait. Et moi, j’ai essayé de trouver où était la faille. Il y a eu de nombreuses tentatives d’évasion. J’ai donc essayé de tirer des leçons de ces tentatives ratées qui ont terminé à la potence. »
Né le 11 septembre 1924, à Topoľčany, le futur Rudolf Vrba est un enfant de la toute jeune Première République tchécoslovaque, créée six ans plus tôt. Mais comme nombre de ses compatriotes, il ne profite guère de ces deux décennies de démocratie. Déjà, les nuages de la guerre et de l’autoritarisme s’amoncellent : lorsque Hitler envahit la Tchécoslovaquie, le pays est scindé en deux. La Slovaquie devient un Etat vassal de Berlin, et en allié zélé, met rapidement en place les lois antisémites. Agé de 15 ans, le jeune Walter Rosenberg se voit interdit de faire des études au lycée, continue à s’instruire chez lui, étudie le russe et l’anglais notamment, avant de tenter de rejoindre l’armée tchécoslovaque en exil. C’est en essayant de traverser la frontière qu’il est attrapé et déporté. Et c’est là que son destin croise celui d’Alfred Wetzler :
« J’ai été déporté à Auschwitz depuis la ville de Trnava. 643 hommes ont été déportés vers le camp. J’ai rencontré Wetzler quand il ne restait de nous tous que trois vivants. Le troisième était mourant. Avec Wetzler, nous étions donc les seuls de la ville qui restaient. Je le connaissais de Trnava, mais comme il avait six ans de plus, nous n’avions jamais parlé auparavant. Mais j’ai eu confiance en lui, et lui en moi. Auschwitz avait beau être dangereux et un lieu propice à la méfiance, certaines personnes se faisaient confiance mutuellement. »
Cette confiance permet à Rudolf Vrba et Alfred Wetzler de réaliser ce que seulement cinq Juifs en tout, dont eux, ont réussi : fuir l’horreur d’Auschwitz, ne pas se faire attraper sur le chemin et parvenir à se réfugier en Slovaquie où l’insurrection n’était plus qu’une question de quelques mois. Là, ils témoignent, séparément, auprès du Conseil juif slovaque et leurs récits sont consignés. Ce n’est pas le premier rapport sur l’extermination des Juifs qui parviendra aux Alliés. Avant cela, il y a eu le Rapport Karski sur le Ghetto de Varsovie par exemple, ou celui du capitaine Witold Pilecki, infiltré à Auschwitz. Mais le rapport Vrba-Wetzler est très complet, avec des estimations chiffrées, des plans des fours crématoires : il vient confirmer l’ampleur du génocide.
Le rapport circule, jusqu’au Vatican, passant aussi entre les mains de Churchill et de Roosevelt, la BBC en parle également, et il trouve donc un certain écho. A retardement, nombreux se sont étonnés qu’il n’ait pas conduits les Alliés à bombarder les lignes de chemins de fer qui menaient aux camps de la mort. Mais Rudolf Vrba invitait à ne pas relire l’histoire sous le prisme de notre regard contemporain :
« Notre signal d’alerte, nous le voyions autrement. Ce que nous voulions, c’est alerter les Juifs de Hongrie qui devaient être déportés, dans l’espoir qu’ils prennent les choses en main. Il ne faut pas regarder tout ça avec nos yeux d’aujourd’hui. Peu de temps après notre rapport, il y a le Débarquement du 6 juin. Notre rapport a été débattu fin juin par les députés britanniques. En décembre, les Alliés se battent en Belgique et perdent de peu la bataille. En six mois, ils ne sont pas allés bien loin, et se sont battus pour le moindre centimètre. Donc imaginer qu’ils pourraient envoyer des avions aussi loin qu’en Pologne… Et puis bombarder des rails, c’est très difficile. Même s’ils avaient réussi à faire exploser des rails et des gares, les Allemands avaient assez de main d’œuvre pour tout reconstruire. Il n’y a que des stratèges de canapé contemporains qui peuvent imaginer que les Alliés avaient le pouvoir d’arrêter ce qui se passait. Les Allemands avaient encore toutes leurs forces. »
La mission des deux jeunes Juifs slovaques intrépides a probablement contribué à sauver la vie de 120 000 Juifs hongrois qui, autrement, auraient été conduits à la mort. Car malgré des réactions tardives, les pressions de divers dirigeants du monde sur le dirigeant hongrois Miklós Horthy le conduisent à arrêter les expulsions.
Après la rédaction du rapport et à peine libéré de l’enfer, Rudolf Vrba prend les armes, s’engage auprès des partisans slovaques où il sera rejoint par Alfred Wetzler. Après la guerre, il fait des études à Prague, devient un grand biochimiste. Diplômé en 1956 de l’Académie des sciences tchécoslovaque, il part à Londres où il obtiendra la nationalité britannique avant d’aller enseigner à Vancouver où il mourra fin mars 2006. Entre-temps il aura témoigné devant la caméra de Claude Lanzmann et rédigé plusieurs ouvrages racontant son évasion et son expérience des camps.
De passage à Prague alors qu’il était âgé de 76 ans, interrogé par le journaliste de la Radio tchèque sur le fait de ressentir de la peur ou non, après tout ce qu’il a vécu, Rudolf Vrba, alerte et humble, avait eu cette réponse en forme de leçon de vie :
« J’ai toujours peur. J’ai toujours eu peur. Quand j’étais engagé dans la brigade des partisans tchécoslovaques, je me trouvais quelque part en Slovaquie, dans une vallée à l’ouest du pays. Il y avait aussi des partisans russes. On devait surprendre des Allemands qui devaient passer là à quatre heures du matin. Cinq heures, six heures, le soleil se lève, sept heures, huit heures et rien. Certains de nos soldats se sont endormis. Un Russe me dit : dans cinq minutes on pourrait être morts, et eux sont en train de ronfler. J’ai répondu : ce sont nos soldats slovaques, ils sont courageux, ils dorment tout en sachant qu’ils sont en danger de mort. Le Russe a déclaré : seul un âne n’a pas peur dans un moment pareil ! Ne pas avoir peur, c’est ne pas avoir conscience du danger. Donc je dois le dire : j’ai peur. »