Il y a 25 ans… la liberté et la démocratie pour les Tchèques et les Slovaques

Revolución de Terciopelo, foto: Peter Turnley, Public Domain

Il y a vingt-cinq ans de cela, le 17 novembre 1989, se tenait à Prague la première des manifestations de la révolution qui allait entraîner la chute du régime communiste en Tchécoslovaquie. En ce jour de fête nationale, Radio Prague vous propose une émission spéciale au cours de laquelle nous reviendrons sur les événements qui ont marqué l’histoire de la République tchèque, de la Slovaquie, mais aussi, dans le contexte de l’époque, de l’Europe et du monde. Pour cela, deux invités, témoins de ces grands changements, ont répondu à nos questions : le philosophe Jan Sokol et le journaliste Fabrice-Martin Plichta.

Photo: Peter Turnley,  public domain
Officiellement désigné comme jour de lutte pour la liberté et la démocratie, le 17 novembre est jour de fête nationale en République tchèque et en Slovaquie. Notamment parce qu’il y a vingt-cinq ans de cela, le 17 novembre 1989, se tenait à Prague la première des manifestations qui allaient aboutir, quelques semaines plus tard, à la fin du régime communiste instauré de force en Tchécoslovaquie quarante-et-un ans plus tôt. Dans la foulée de la chute du Mur de Berlin, de l’effondrement progressif et général des systèmes totalitaires en RDA, en Pologne et en Hongrie voisines, Tchèques et Slovaques sont alors descendus, parfois par centaines de milliers, dans la rue pour exprimer, à leur tour, leur volonté de changement et crier leur soif de liberté. C’est la révolution dite de velours.

Pour évoquer les événements qui ont permis l’instauration de la démocratie en Tchécoslovaquie, deux invités qui ont vécu cette révolution de l’intérieur : Jan Sokol et Fabrice-Martin Plichta.

Jan Sokol et Fabrice-Martin Plichta,  photo: Kristýna Maková
Professeur en philosophie Jan Sokol a été, pour la petite histoire, orfèvre et mécanicien durant quelques années de sa vie sous le régime communiste, mais surtout, cette fois pour la grande Histoire, dissident signataire de la Charte 77, membre du Parlement tchécoslovaque entre 1990 et 1992, ministre de l’Education dans la seconde moitié des années 1990 ou encore candidat à la succession de Václav Havel à la présidence de la République en 2003. Beau-fils de Jan Patočka, auteur fécond et traducteur de nombreux philosophes français en tchèque, Jan Sokol reste un observateur très attentif de l’évolution politique de son pays mais aussi morale de la société tchèque.

Fabrice-Martin Plichta est un journaliste français qui a découvert la Tchécoslovaquie comme étudiant dans les années 1980. Il est le correspondant depuis de nombreuses années en République tchèque et en Slovaquie du quotidien Le Monde. Fabrice.Martin Plichta est également le directeur de la Fédération tchèque des banques alimentaires et un ancien journaliste de la rédaction française de Radio Prague. C’était en 1989, avant une révolution et un changement de régime qui étaient encore loin d’être une évidence.

Messieurs, première question : quel souvenir gardez-vous du 17 novembre 1989 ? Que faisiez-vous ce jour-là ?

Jan Sokol : « J’étais très sceptique à l’époque, je n’ai donc pas participé à la manifestation. Quand mes enfants sont rentrés à la maison le soir, je leur ai demandé ce qui s’était passé. Je leur ai dit : ‘Bon, vous avez été matraqués, mais cela change quoi ?’. C’est mon souvenir du 17 novembre. »

Le 17 novembre,  1989 | Photo: Archives de l’Université Charles
Fabrice-Martin Plichta : « Pour moi, c’est un souvenir très particulier, surtout quand je viens dans cet immeuble de la Radio tchèque à Prague, où j’étais justement de service ce 17 novembre. J’étais allé voir le démarrage de la manifestation étudiante vers 14 heures à Albertov. Mais comme j’étais de service, il a fallu que je rentre à la rédaction et je ne me suis donc pas fait matraquer. Mais je me rappelle que j’étais avec un collègue avec lequel nous nous entendions très bien, et très régulièrement, quand nous étions du service du soir, pendant que nous traduisions les informations biaisées que la rédaction centrale de l’époque nous fournissait, nous écoutions généralement Radio Free Europe ou La Voix de l’Amérique. Et c’est ainsi que ce soir-là nous avons suivi presqu’en direct ce qui passait dans la rue Národní, et notamment le matraquage des manifestants. Nous sommes sortis le soir en nous demandant ce qui allait suivre, car il nous semblait impossible de laisser un tel événement sans réponse. »

Selon vous, donc, dès ce 17 novembre, il était possible de prévoir un peu la suite des événements ?

Fabrice-Martin Plichta : « Prévoir, c’était difficile, mais il y avait une véritable attente. On se disait que tout était possible après un tel déchaînement de violence des forces de police contre des jeunes manifestants qui étaient fort nombreux. C’était quand même une des plus grosses manifestations organisées dans le pays en quarante ans. »

Aux générations plus jeunes et à tous ceux qui ne l’ont pas vécue, est-il possible, vingt-cinq ans plus tard, d’expliquer avec des mots l’espoir et l’euphorie qui régnaient au sein de la population durant cette période ?

Jan Sokol : « Oui, nous avions pu observer des changements. Peut-être les voyait-on mieux de l’extérieur qu’à l’intérieur du pays. Mais ce que nous n’avons pas bien vu, c’est un certain renoncement du régime. Déjà lors de la première manifestation du 17 novembre, les dirigeants communistes, comme ils l’ont reconnu plus tard, n’étaient pas au téléphone. Les policiers qui étaient dans la rue Národní étaient reliés à un commandant qui n’était pas là (rires). D’une certaine manière, le régime a abandonné. Mais l’espoir ? Personnellement, j’étais déjà d’un certain âge et nous avions déjà vécu tellement de mauvaises fins et de déceptions après de grands espoirs que, comme je l’ai dit, j’étais alors assez sceptique… »

Dix ans en Pologne, dix mois en Hongrie, dix jours en Tchécoslovaquie : c’est ainsi que l’on résume parfois les périodes nécessaires aux trois pays pour se libérer définitivement du joug communiste. Le raccourci est séduisant, mais c’est oublié que ces changements ont été possibles grâce aux évènements aussi bien intérieurs qu’extérieurs au pays qui les ont précédés? Alors, comment expliquer que les choses se soient passées si vite en Tchécoslovaquie ?

La chute du Mur à Berlin,  photo: Lear 21,  CC BY-SA 3.0 Unported
Fabrice-Martin Plichta : « Le professeur Sokol vient un peu de le dessiner, il y a eu finalement un abandon du pouvoir par les autorités communistes. Je crois qu’elles n’avaient plus la foi. Les voisins avaient déjà lâché prise. L’Allemagne venait de tomber et les Polonais et les Hongrois s’étaient déjà organisés. La Pologne sortait d’élections et un nouveau gouvernement sans communistes se mettait en place. Elles avaient vu que le grand ours russe commandé par Gorbatchev laissait faire… Les autorités communistes tchécoslovaques se sont donc démunies, surtout qu’on les savait fort pauvres intellectuellement pour pouvoir répondre d’une autre manière. Tout récemment, le secrétaire général du parti communiste à l’époque, Miloš Jakeš, déclarait dans une interview publiée dans la presse tchèque qu’ils auraient pu réprimer les manifestations à la manière chinoise. Il faut se rappeler que, quelques mois auparavant, la Chine avait réprimé dans le sang les grandes manifestations d’étudiants à Tiananmen. Mais c’est faux… C’est faux ! Jakeš en rêve peut-être aujourd’hui a posteriori, mais il n’aurait jamais pu le faire, et ce d’autant moins qu’il n’y avait même pas pensé à l’époque… Non, en fait, tout s’effondrait. C’est presque comme un jeu de dominos, ce n’était plus qu’une question de temps. Il se trouve que le 17 est venu très vite après le 9 novembre et la chute du Mur à Berlin. Mais après celle-ci, ce n’était de toute façon plus qu’une question de semaines, au pire de mois, pour que le régime tombe aussi en Tchécoslovaquie. »

La série de manifestations, de grèves et autres événements qui se sont succédés en novembre et décembre 1989 et ont permis la fin du régime communiste en Tchécoslovaquie est généralement présentée sous l’appellation de révolution de velours. Aujourd’hui, on entend certaines voix s’élever, comme celle de l’ancien dissident Petr Pithart, Premier ministre de février 1990 à juillet 1992, pour affirmer qu’il ne s’est pas agi d’une révolution, mais d’une transmission de pouvoir et que le régime s’est écroulé de lui-même. Que vous inspire ce genre d’analyse ?

Jan Sokol : « Cela dépend de la définition. Cela n’a pas été une révolution dans le sens d’une lutte violente naturellement, mais cela a quand même été une révolution dans le sens d’un changement profond, pas seulement politique, mais aussi social, juridique, qui a touché toutes les couches du corps de la société. Alors, oui, en ce sens, je pense que cela a été une révolution. Même s’il n’y a pas eu de barricades, il y a eu un changement inattendu et très profond. »

-Etes-vous d’accord, Fabrice ?

Václav Havel en novembre 1989,  photo: ČT24
Fabrice-Martin Plichta : « Oui, le régime communiste, c’était un autre monde par rapport à ce que nous vivons depuis les années 1990. Alors, c’est vrai, ça n’a pris la forme violente ou brutale d’une révolution. Il y a eu, en effet, transfert de pouvoir. Celui-ci a été un peu forcé par des manifestations dans la rue, mais l’essentiel s’est noué en quelques réunions durant lesquelles les autorités communistes ont accepté de passer la main et de former un gouvernement dans lequel il laissait la majorité aux opposants. Le président a démissionné à une certaine date, des élections ont été organisées par un Parlement communiste à 100% ou presque pour permettre l’élection de Václav Havel… Effectivement, ce n’est pas toujours cela que se passe une révolution. C’est plus un transfert de pouvoir, même si, encore une fois, cela reste une révolution dans le sens où il y a une profonde transformation de l’organisation sociale, économique et politique de l’Etat. »

Rappel très succinct de quelques-uns des principaux faits : le 28 novembre, le parti communiste annonce qu’il abandonne le pouvoir politique. Le 5 décembre, les fils barbelés du Rideau de fer sont rompus aux frontières avec l’Allemagne de l’Ouest et l’Autriche. Le 10 décembre, Gustav Husak intronise le premier gouvernement largement non-communiste et démissionne de ses fonctions de président. Enfin, le 28 décembre, Alexander Dubček, figure de proue du Printemps de Prague en 1968, est élu président de l’Assemblée fédérale, puis le lendemain le dissident Václav Havel président de la République…

Le paradoxe de cette première élection de Václav Havel est que c’est un haut fonctionnaire communiste devenu chef du gouvernement, Marián Čalfa, qui a présenté aux députés, encore majoritairement communistes, l’unique candidat à la présidence. Et Václav Havel, dans son premier discours, promet fidélité à la République socialiste tchécoslovaque…

C’est quand même une sacrée singularité de l’histoire, un summum en quelque sorte de l’absurde dont le dramaturge Havel était un maître. Selon vous, ne s’agit-il là que d’un détail dans la suite des événements ?

Novembre 1989,  photo: Jan Vodňanský,  ČRo
Fabrice-Martin Plichta : « Oui, je le pense, mais c’est lié au caractère tchèque qui met un grand point d’honneur à respecter un certain nombre de formes. Václav Havel ne pouvait donc pas ne pas prêter serment. Il a donc prêté serment sur ce qui existait, la constitution socialiste. Point. Mais le projet était clair : son élection était là, comme nous venons de l’entendre dans l’extrait du discours d’Havel, pour conduire à des élections libres et créer un nouveau régime et une nouvelle constitution. C’est pour cette raison que l’on peut s’amuser, comme le fait M. Pithart, à débattre s’il s’est agi d’une révolution ou pas, d’une transmission ou d’un transfert… Effectivement, c’est quelque chose d’un peu d’alambiqué, car généralement, quand on fait une révolution, on fait table rase du passé et on n’attend pas d’être élu par un parlement communiste et de jurer fidélité à une constitution socialiste alors que l’on veut démonter tout cela. Mais que cela se soit passé de cette manière, c’est plus pour la petite histoire. Cela n’a pas empêché les changements. »

Václav Havel a été un des principaux leaders de la révolution. Mais les Tchèques et les Slovaques le connaissaient-ils vraiment en 1989 ? Si à l’époque le premier président avait été élu au suffrage universel direct, comme cela est le cas aujourd’hui en République tchèque, aurait-il été élu ?

Jan Sokol : « C’est difficile à dire. Je pense que l’élection d’Havel est aussi en faveur d’une certaine révolution. C’est un homme qui n’aurait jamais pu devenir président de la République dans des temps calmes. Havel était connu déjà depuis 1968 comme un homme de théâtre. Entretemps, les gens en ont souvent entendu parler par les radios extérieures de l’Ouest. Et puis, en janvier 1989, il y a eu une semaine en mémoire de Jan Palach au cours de laquelle Havel a été de nouveau arrêté, et cette arrestation a été suivie d’une pétition en faveur de sa libération. Il est donc devenu assez connu en 1989. Pas de tous, certes, mais pour les gens qui suivaient la politique d’une manière ou d’une autre, ce n’était pas un inconnu. »

Václav Havel en décembre 1989,  photo: ČT
Fabrice-Martin Plichta : « Oui, la prise de conscience de l’existence d’Havel par les Tchèques est devenue très forte au cours de l’année 1989. Mais même déjà un peu avant. Même sans écouter les radios étrangères, la presse tchèque officielle lançait de temps en temps des campagnes contre lui ou citait son nom comme celui de l’homme vendu au capital et à l’étranger. Alors, même si énormément de Tchèques ne savaient pas tout de la vie d’Havel, ni ne connaissaient ses œuvres pour tous ceux qui étaient nés après les années 1960 (car ses premières pièces ont été jouées dans les années 1960 avant d’être interdites à partir de 1968, et ses œuvres ont ensuite relativement peu circulé sous le manteau dans le samizdat), il n’était pas un inconnu non plus. Son nom était devenu une référence. Et c’est pour cette raison qu’il a pu prendre sans difficultés la tête de cette révolution. »

Jan Sokol : « S’il y avait un homme qui pouvait parler au nom de la majorité non-communiste, c’était Havel. Il n’y en avait pas d’autre. »

On présente généralement la révolution tchécoslovaque comme une révolution modèle dans la mesure où elle s’est déroulée sans violence. Néanmoins, les choses auraient-elles pu se passer différemment ?

Fabrice-Martin Plichta : « Elles auraient pu se passer moins calmement si la première manifestation était intervenue le 28 octobre par exemple (jour de fête nationale qui marque la fondation de l’Etat tchécoslovaque indépendant en 1918, ndlr), c’est-à-dire avant la chute du Mur de Berlin. Je pense que si ce jour-là la police avait réprimé de la même manière une manifestation aussi importante que celle du 17 novembre, la réponse du régime aurait été bien plus violente les jours suivants. Nous n’aurions pas pu manifester sur la place Venceslas et défiler dans la ville comme cela s’est produit après le 17 novembre. Mais après la chute du Mur, les communistes étaient déboussolés et ne savaient plus à quel saint se vouer, surtout que la ligne était quasiment coupée avec Moscou. Ils ont donc géré au mieux et, au sein du parti, un certain nombre de membres plus jeunes, tels les Marián Čalfa ou même Ladislav Adamec, ont joué plutôt la conciliation et n’ont pas cherché la confrontation et l’écrasement. Ils n’ont pas voulu finir par ça. »

Vu de l’extérieur, il peut paraître étonnant et difficile de comprendre que les nouveaux responsables politiques du pays n’aient pas eu la volonté de régler leurs comptes avec l’ancienne garniture communiste. Lors des premières élections libres, le parti communiste a recueilli encore 13% des suffrages, ce qui peut sembler énorme, surtout avec un taux de participation de 96%… Pourquoi a-t-on permis aux communistes de continuer à jouer un rôle et d’avoir leur mot à dire ?

Marián Čalfa,  photo: ČT24
Jan Sokol : « C’est vrai, on en parle assez souvent, mais je pense qu’il n’y avait pas d’autre possibilité. Premièrement, il y a toutes les raisons pratiques. Ce n’était pas la fin d’une guerre. Le pays fonctionnait plus ou moins bien, mais il fallait absolument qu’il y ait une continuité. C’est pourquoi le savoir-faire de gens comme Marián Čalfa était tout à fait nécessaire. Il n’y avait personne parmi nous avec une expérience de politicien. Nous n’avions aucune idée de la façon de fonder un gouvernement. Je me rappelle que même après les élections, quand je suis entré au Parlement, celui-ci était pour moi une terre inconnue. J’étais moi aussi dépendant du personnel qui savait comment les choses se passaient. Parallèlement, Havel tenait beaucoup à ne pas rompre la discussion. Et quand on négocie avec quelqu’un, il est difficile après de le mettre à la cour, de l’accuser et de le juger. C’est le prix pour la non-violence du changement et c’est pourquoi les communistes n’ont pas été jugés. Il y a eu des voix qui se sont élevées dans ce sens au printemps 1990, mais je pense que de ne pas interdire le parti communiste a été une décision très raisonnable. Un seul pays l’a fait, la Roumanie, et cela a eu pour conséquence que les communistes étaient ensuite présents dans tous les partis politiques. J’apprécie que l’opposition ait un droit de parole officiellement reconnu. Naturellement, il y avait des communistes ici aussi, même en 1989 et 1990. Il y en avait et il y en a toujours, mais, personnellement, je préfère certainement qu’ils soient clairement reconnus plutôt que cachés un peu partout. »

Fabrice, en tant qu’étranger vivant en Tchécoslovaquie à l’époque, comprenez-vous cette façon de voir les choses ?

Fabrice-Martin Plichta : « Oui, j’acquiesce complétement à ce que vient de dire monsieur Sokol. Je pense que de ne pas interdire le parti communiste ou de ne pas vouloir juger à tout prix les communistes était la bonne stratégie. D’abord, c’était difficilement faisable dans un pays où pratiquement un dixième des adultes étaient membres du parti, ce qui représentait énormément de monde. Dans toute entreprise ou administration, au moins une personne sur dix était au parti. Cela fait quand même beaucoup de gens qui non seulement détenaient le pouvoir mais avaient aussi la connaissance du fonctionnement d’énormément de choses. Par contre, c’est un pays qui est quand même allé assez loin via la loi de lustration (La loi dite de lustration a été adoptée par l’Assemblée fédérale tchécoslovaque en 1991. Deux ans après la révolution, ce texte de « décommunisation » devait servir à protéger les nouvelles institutions démocratiques de l’Etat des anciens agents et autres collaborateurs des services secrets de l’ancien régime. Initialement, cette loi ne devait être appliquée que sur une période de cinq ans. Mais si elle a bien été supprimée en Slovaquie en 1996, elle reste en vigueur aujourd’hui encore en République tchèque, parfois considérée comme un des derniers symboles des premières années de la transformation politique du pays, ndlr) pour épurer ne serait-ce que les services de police, de sécurité, de l’armée et de l’administration, neutraliser un certain nombre de postes et empêcher les communistes de les occuper. Ceci dit, cela n’a quand même pas empêché les cadres communistes de largement se recycler dans l’économie. »

En 1989, le « socialisme à visage humain » de 1968 incarné par Alexander Dubček appartenait-il déjà définitivement au passé ? La Tchécoslovaquie a emprunté la voie de l’économie de marché pour sa transformation économique avec à sa tête le libéral Václav Klaus, mais lorsque l’on évoque la Tchécoslovaquie en 1989, il est parfois question d’une troisième voie. Quelle aurait-elle pu être ? Et n’était-ce pas une utopie ?

Alexander Dubček | Photo: ČT24
Jan Sokol : « Cette position était défendue en partie par Dubček qui, en 1988, a publié un grand article dans un journal italien (en fait une interview accordée au journal communiste L’Unita, ndlr) dans lequel il prétendait vouloir renouer avec 1968. Mais sa vision des choses était très peu répandue en Tchécoslovaquie. Le Dubček de 1968 aurait peut-être eu des sympathies, mais pas le Dubček de 1969. Nous avons tous été très déçus par ce qui s’est passé après août 1968 et par la manière dont les communistes du mouvement de 1968 ont menti. Ils ont tout abandonné. C’était donc impossible de continuer. En 1989, cela ne concernait plus qu’un petit groupe de communistes réformateurs qui n’avaient pas de soutien dans le peuple. »

Dernière question : que reste-t-il aujourd’hui selon vous, messieurs, de ces grands changements de 1989 ? Un certain nombre de Tchèques se disent déçus par l’évolution de leur pays. Que vous inspire ce mécontentement ?

Jan Sokol : « Grâce à mon scepticisme de 1989, je n’ai jamais été déçu depuis. Nous savions bien que les choses ne se passeraient pas aussi simplement et n’iraient pas aussi vite qu’en novembre et décembre 1989. Nous savions qu’il allait y avoir des problèmes, et naturellement un passage d’un système socialiste à un Etat ‘normal’. C’est une chose qui n’est encore jamais arrivée à terme et comme l’a très bien dit Adam Michnik (ancien militant de l’opposition dans la Pologne communiste, ndlr), il est beaucoup plus facile de prendre des œufs pour faire une omelette que l’inverse, prendre une omelette pour en faire des œufs. C’était là tout le problème… »

Jan Sokol et Fabrice-Martin Plichta,  photo: Kristýna Maková
Fabrice-Martin Plichta : « Tout à fait. Je pense que grâce aux changements, la société aujourd’hui se porte sûrement mieux, elle ne s’est même jamais si bien portée. Alors, bien sûr, il y a des problèmes, mais où n’y en a-t-il pas ? Peut-être peut-on regretter que l’ethos de la démocratie et de la liberté de 1989 se soit évaporé un peu trop rapidement et soit presque absent désormais. Quand on voit les taux de participation aux élections ou le faible engagement dans la chose publique, et je n’ose même pas dire la politique tellement c’est devenu péjoratif ici, le repli de nouveau sur soi rappelle parfois beaucoup les années 1980. C’est un peu attristant, même si le bilan dans l’ensemble reste très positif. »