Invasion d’août 1968 : la télévision russe ressasse le mythe de « l’aide fraternelle »
L’invasion de la Tchécoslovaquie en août 1968 par les troupes du pacte de Varsovie pour mettre un terme à l’expérience du Printemps de Prague n’en serait pas une. Il s’agirait en fait d’une « aide » fournie au peuple tchécoslovaque face à la menace imminente des troupes de l’OTAN et de hordes de fascistes. C’est la thèse défendue par un film documentaire diffusée à la fin du mois de mai sur la chaîne de la télévision publique russe Rossiya 1, un propos qui a provoqué l’émoi des diplomaties tchèque et slovaque.
Porte-parole du ministère des Affaires étrangères Michaela Lagronová ne mâche pas ses mots, soulignant « l’indignation » du ministre, le social-démocrate Lubomír Zaorálek. Devant lui, l’ambassadeur russe Sergey Borisovich Kiselev, qui était également sommé de s’expliquer sur la liste des 89 personnalités européennes interdites de séjour en Russie, sur laquelle figure quatre Tchèques, a tenté de relativiser la portée de cette affaire. Ce documentaire, qui traite plus généralement de l’histoire du pacte de Varsovie, cet accord militaire conclu entre la plupart des pays du bloc soviétique en 1955 et pensé comme une réponse à la formation de l’OTAN quelques années plus tôt, n’est pas la position officielle de Moscou. L’ambassadeur a ainsi rappelé les déclarations passées des dirigeants russes, ceux de Mikhaïl Gorbatchev, de Boris Eltsine et également de Vladimir Poutine, qui, en 2006 lors d’une visite à Prague, avait reconnu « la responsabilité morale de l’URSS » dans l’intervention d’août 1968.
Pourtant le mal semble être fait. Au ministère des Affaires étrangères tchèque, on souligne que Rossiya 1 est une chaîne publique, l’une des plus regardées en Russie et donc financée par l’Etat russe. Lubomír Zaorálek établit un parallèle avec la tendance en République tchèque et ailleurs à vouloir minimiser le rôle de l’Armée rouge dans la libération de l’Europe du joug nazi, un phénomène que les célébrations du 70e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale lui ont permis de refuser dit-il.La même indignation parcourt la communauté des historiens tchèques. Directeur de l’Institut pour l’histoire contemporaine de l’Académie des sciences de République tchèque, Oldřich Tůma parle d’une « sottise ». Selon lui, l’opinion publique tchèque est bien plus modérée dans son regard sur la Russie, à l’aune des événements en Ukraine, qu’on ne peut l’être en Pologne ou dans les Etats baltes. Aussi, la diffusion d’un tel documentaire irait à l’encontre des intérêts russes. L’historien poursuit :
« Vous savez, il ne s’agit jamais que d’une redite des arguments les plus stupides de la propagande soviétique en 1968. Mais à l’époque, cela avait un certain sens. Les Soviétiques ont piloté cette intervention et avaient besoin d’une certaine manière d’essayer de justifier pourquoi ils agissaient ainsi. D’ailleurs, au sein même de l’Union soviétique, les travaux des historiens étaient déjà très différents dès la fin des années 1980. »
Dans le film diffusé sur Rossiya 1, dont la mise en scène est plutôt spectaculaire et qui utilise d’ailleurs un document de propagande soviétique datant de 1969, ce n’est pas le processus de démocratisation entamée en Tchécoslovaquie dans les années 1960 qui est à l’origine de l’intervention militaire, mais des mouvements de troupes et des exercices militaires des forces de l’OTAN à la frontière du pays. Il est également question du rôle du Klub 231, un club d’anciens prisonniers politiques des années 1950, qui, selon un vétéran russe de l’invasion cité dans le documentaire, aurait en fait été composé « d’anciens condamnés nazis, SS et de collaborateurs ». Des arguments qu’Oldřich Tůma balaye d’un revers de la main :« Durant tout le processus du Printemps de Prague, les pays occidentaux se sont comportés de façon tout simplement passive. Ils essayaient au contraire de ne pas donner le moindre prétexte aux Soviétiques de justifier dans ce sens cette intervention. Le comportement des politiciens occidentaux vis-à-vis de l’Union soviétique n’a pas changé après l’intervention. Il y a eu seulement des protestations verbales. Mais il est clair qu’on ne trouve pas le moindre document sur un éventuel plan d’invasion ou visant à attenter aux intérêts de la Tchécoslovaquie. »
Dirigeant de l’URSS à l’époque, Léonid Brejnev craignait surtout que les événements politiques en Tchécoslovaquie, avec notamment l’introduction sous la férule d’Alexander Dubček de la liberté de la presse et de la liberté d’expression, ne fasse tache d’encre et ne se propage aux démocraties populaires voisines. Dans une lettre cosignée en juillet 1968 par des représentants des partis communistes de cinq pays du bloc soviétique, « la lettre de Varsovie », ceux-ci font part de leur grande inquiétude vis-à-vis de la voie suivie par Prague et « soutenue par les impérialistes », écrivent-ils. Ce scepticisme va crescendo avec l’ouverture de négociations avec les dirigeants tchécoslovaques. Certains, comme d’ailleurs le général de Gaulle, pressentent la possibilité d’une intervention soviétique. Celle-ci s’opère dans la nuit du 20 au 21 août 1968, avec l’entrée sur le territoire tchèque de plusieurs centaines de milliers de soldats est-allemands, bulgares, hongrois, polonais et soviétiques.Le documentaire de la télévision russe soutient que ces troupes sont accueillies à Prague par des bières et des acclamations. Les 108 civils tchécoslovaques qui meurent lors de l’invasion et les 500 blessés ne l’entendent certainement pas de cette oreille. Il faut dire, toujours selon le fameux documentaire, que des éléments contre-révolutionnaires auraient ouvert le feu avec des mitraillettes sur les combattants soviétiques et que de très nombreuses caches d’armes destinées à ces mêmes éléments contre-révolutionnaires auraient été découvertes. Là encore, Oldřich Tůma dénonce une malversation :
« A certains endroits, ils sont effectivement tombés sur des entrepôts d’armes, mais il s’agissait d’entrepôts d’armes des Milices populaires, qu’on trouvait dans des usines ou ailleurs. C’était donc un armement de la classe ouvrière et non pas de contre-révolutionnaires. Mais si, dans un ou deux cas, on a pu trouver des armes avant l’intervention du 21 août, il est également bien établi qu’il s’agissait d’une provocation préparée par les services secrets soviétiques. »Dans les médias tchèques, historiens et politologues dressent volontiers des parallèles avec le comportement de la Russie de Vladimir Poutine en Ukraine, par exemple sur la rhétorique de la menace fasciste pour justifier une ingérence militaire. Il est également souvent souligné, par exemple par le traducteur russophone Milan Dvořák, la méconnaissance voire l’indifférence de l’opinion publique russe pour cette problématique historique vieille de bientôt cinquante ans. Pour Natalia Zorkaya, une sociologue du centre moscovite Levada, l’heure n’est de toute façon pas adéquate pour évoquer de tels sujets à la télévision :
« A l’heure actuelle, quand nous avons une guerre non-officielle en Ukraine, à laquelle prend part la Russie, il est difficile d’imaginer un effort de la part des médias pour écrire la vérité sur ce qui s’est passé durant le Printemps de Prague. »
Un article paru sur le site d’actualités russe gazeta.ru estime que ce documentaire est symptomatique de la tension actuelle avec les pays occidentaux. Selon son auteur, plus que pour les Tchèques ou les Slovaques, ce regard faussé sur le passé serait d’abord dommageable pour les Russes eux-mêmes.