Inventé en Bohême, le sucre en morceaux est d’abord une histoire de galanterie

La mémorial au morceau de sucre à Dačice, photo: Harold, CC BY-SA 3.0

Quoi de plus banal qu’un morceau de sucre ? Et pourtant... Au XIXe siècle encore, on se coupait parfois les doigts en taillant dans de gros pains de sucre très durs et bien peu pratiques. Jusqu'à ce qu'un industriel autrichien à la tête d'une raffinerie en Bohême du Sud se mette à produire de petits morceaux géométriques, permettant ainsi le développement de la vente du sucre au détail. Une idée révolutionnaire à l’époque pour un produit aujourd’hui très commum, dont voici l’histoire dans notre nouvelle série Czech Made consacrée aux grandes (et petites) inventions et aux marques tchèques.

Jakub Kryštof Rad,  source: Marie Kučerová/Musée de Dačice

Né en Suisse, Jakub Kryštof Rad (Jacob Christoph Rad en allemand) était le directeur autrichien de la raffinerie de sucre qui se trouvait à Dačice, une petite ville du sud-est de la Bohême qui, aujourd’hui, sur son site Internet, se présente fièrement comme « la ville qui a donné le morceau de sucre au monde ». Quelque 170 ans plus tard, le monument en forme de morceau de sucre (mais en granit...) qui se trouve au milieu du parc du château de Dačice, rappelle cette histoire. L’histoire aussi, très riche, de l’industrie sucrière dans les Pays tchèques à laquelle Daniel Froněk, du ministère de l’Agriculture, a même consacré un ouvrage :

« Les fabricants de sucre ont grandement participé au développement de cette activité dans la région. Très vite, la culture de la betterave sucrière a été un succès, car la terre était de qualité et les conditions climatiques idéales. 90% de la production de sucre dans l’Autriche-Hongrie provenait de ce qui est aujourd’hui la République tchèque. »

La sucrerie à Dačice autour 1840,  source: Marie Kučerová/Musée de Dačice

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, on recensait jusqu’à 230 sucreries ou raffineries en Bohême et en Moravie. Souvent des manufactures de petite taille qui, pour leurs dirigeants et leurs employés, présentaient l’avantage de pouvoir expérimenter sans trop grands risques de pertes, comme par exemple avec le procédé d’extraction de sucre par diffusion.

L'exposition au Musée de Dačice,  photo: Ľubomír Smatana,  ČRo

Mais la plus grande invention restera bien entendu celle de la production de sucre en morceaux. Et si Jakub Kryštof Rad, arrivé à Dačice en provenance de Vienne en 1840, a bien fait breveter son invention, c’est toutefois la femme de l’industriel autrichien, Juliana Radová, qui en est à l’origine, comme le confirme Marie Kučerová, ancienne directrice du Musée de Dačice, où une partie de l’exposition permanente est consacrée précisément à l’histoire de l’apparition du sucre en morceaux :

Jakub Kryštof Rad avec sa femme Juliana,  photo: public domain

« Elle s’est coupée à un doigt en cassant un pain de sucre, qui était la forme sous laquelle le sucre se vendait à l’époque. Comme on peut l’imaginer, ces pains de grande taille n’étaient pas très pratiques, ils étaient extrêmement durs, et tailler dedans, gratter ou scier, entraînait souvent ce type de blessures. C’est d’ailleurs pourquoi ils ont été progressivement remplacés par le sucre en poudre et donc en morceaux pour permettre sa vente au détail. Mais avant cela, madame Radová était allée se plaindre auprès de son mari et des employés de l’usine pour leur demander de trouver un moyen d’éviter ce type de désagréments. »

Les premiers morceaux de sucre alors fabriqués n’ont pas été conservés. Peut-être la bien heureuse madame Radová les a-t-elle fait fondre dans son café ou dans son thé, peut-être les a-t-elle emportés avec elle, tel un secret jalousement gardé, dans sa tombe. Qui sait... Ce que l’on sait en revanche, comme le précise encore Marie Kučerová, c’est comment ces premiers morceaux de sucre ont été fabriqués :

« Le principe était le suivant : il y avait deux plaques en cuivre, et après avoir été préalablement chauffé, le sucre liquide était coulé sur la plaque du bas. La plaque du haut, elle, était une sorte de moule qui disposait de 400 petits trous en forme de petits cubes. On étalait donc cette matière liquide, puis le pressage permettait d’obtenir ces petits morceaux qui, après solidification, étaient ensuite retournés sur la plaque du bas. »

L'exposition au Musée de Dačice,  photo: Juan Pablo Bertazza

Plus tard, d’autres fabricants de sucre en Europe, artisans ou industriels, se sont eux aussi lancés dans ce mode de production. Ainsi, en 1875, en France, Eugène François produisait des morceaux de sucre de façon semi-artisanale en sciant des pains... Un peu donc à la manière de madame Radová, trois décennies plus tôt. Un peu plus tard, en 1880, en Belgique cette fois, un maître-compagnon anversois Théophile Adant mit au point les machines industrialisant la technique de production de Jakub Kryštof Rad. Mais dans tous les cas, c’est bien en Bohême que tout a commencé. Marie Kučerová souligne d’ailleurs l’importance de l’obtention du brevet dans la disparition progressive de ces pains de sucre que madame Radová, selon la légende, avait fini par maudire :

Marie Kučerová,  photo: Ivan Studený,  ČRo

« Ce qu’il faut savoir, c’est que madame Juliana Radová s’est blessée en 1841. Son mari lui a certes produit ses premiers morceaux de sucre à l’automne de cette même année, mais il n’a obtenu le droit de production – qui était appelé ‘privilège’ – que le 23 janvier 1843 de la Chambre de la Cour à Vienne. Quant au brevet de propriété industrielle qui conférait à Jakub Kryštof Rad le titre d’exclusivité d’exploitation de son invention, il lui a été attribué en avril 1844. La raffinerie a ensuite vendu le brevet dans différents pays environnants, en Suisse et dans les Etats allemands notamment, mais aussi par exemple en Angleterre, et on peut dire que même si c’est dans une forme beaucoup plus évoluée et moderne, le principe consistant à presser du sucre dans des moules est utilisé jusqu’à aujourd’hui. »

Photo: Archives de la société Kostkový cukr JULIANA

Et si aujourd’hui à Cologne, en Allemagne, une autre statue met en scène l’illustre ingénieur et industriel allemand Eugen Langen avec un pain de sucre et une boîte de sucre en morceaux à ses pieds, parce qu’il a effectivement plus tard développé la technologie de sa production de masse, qu’on ne s’y trompe cependant pas : c’est bien en Bohême qu’un homme, un beau jour, a offert à sa femme la première boîte de morceaux de sucre. Paraît-il même pour la petite histoire qu’il y en avait 350, mais quand on aime, dans les grandes histoires, on ne compte pas...

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