Ivan Klíma, la mémoire vivante du XXe siècle
L'écrivain Ivan Klíma (1931), auteur de nombreux romans, nouvelles et pièces de théâtre, fête son 90e anniversaire. Sa longue vie n'a pas été facile. Lui-même constate qu'il a passé la plus grande partie de son existence pendant un siècle qu'il qualifie de fou.
Un enfant juif baptisé par un pasteur protestant
Le monde dans lequel naît en 1931 Ivan Klíma est un endroit dangereux où les forces du mal se préparent à l'attaque. Fils des parents affectueux et intelligents, il ne se sent pas stigmatisé par ses origines parce que les racines juives de sa famille sont presque oubliées. Mais la haine raciale n'oubliera rien. C'est ainsi que l'écrivain évoque la situation de sa famille à cette époque-là :
« La génération de mes parents avait déjà eu une éducation plutôt athée. Mon grand-père avait un nom typiquement tchèque, mais je pense qu'il lui arrivait probablement de temps en temps, à l'occasion de grandes fêtes, de se rendre à la synagogue. (...) Mes parents m'ont fait baptiser par un pasteur protestant de l'Eglise évangélique des frères tchèques. Je crois qu'ils l'ont fait parce qu’ils pensaient que cela pourrait nous protéger un peu contre les représailles. Evidemment, c'était tout à fait naïf. »
Trois ans et demi en camp de concentration
Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, l'enfance de ce garçon passionné de lecture tourne en cauchemar. Toute la famille est déportée en camps de concentration. Il passera avec sa mère trois ans et demi à Terezín qui est pour la majorité des déportés la dernière escale avant le départ pour le camp d'extermination d'Auschwitz. Ivan Klíma qui n'aime pas se plaindre, ne parle pas d’enfer pour cette étape de sa vie. Il constate que l'enfant est un être adaptable qui survit plus facilement que les adultes dans les conditions insupportables. Il réussit même à tirer quelque chose de positif de cette période pénible de sa vie :
« Dans le camp de Terezín j'ai commencé à écrire. Et il y avait une institutrice à laquelle on a apporté mes rédactions et mes petits poèmes écrits dans le style épouvantable d'un écolier de dix ans. Elle a décidé de me donner des leçons privées tout à fait gratuitement. Elle se disait: 'Je vais au moins revenir à l'enseignement et après la guerre je serai prête à enseigner.' Et c'est elle qui m'a donné les bases de la langue tchèque. »
Une illusion dangereuse
Aujourd'hui encore, Ivan Klíma n'est pas prêt d'oublier l'ivresse de la liberté retrouvée et le sentiment de gratitude profonde envers les soldats russes qui ont libéré le camp de Terezín. Cette ivresse est d'ailleurs une des sources de l'illusion dangereuse que le salut pourrait venir de l'Est et que le monde déchiré par la guerre pourrait être régénéré par l'idéologie communiste. Ivan Klíma, fils d'un scientifique communiste, partage pendant un temps, lui aussi, cette illusion. Il l'explique par le manque d'informations et le fait que la guerre ait obligé les gens à simplifier les choses, à diviser le monde en deux catégories - les forces du bien et les forces du mal :
« Comment se fait-il que cette idéologie criminelle dont l'essence et les objectifs sont aujourd'hui tout à fait évidents, ait pu égarer presque la moitié des électeurs tchèques adultes et peut-être encore plus d'électeurs jeunes qui n'avaient pas de racines dans la Première République tchécoslovaque et étaient exposés à la propagande idéologique. Bien sûr, cette propagande était triviale et bête, mais les jeunes n'étaient pas encore capables de la confronter avec la réalité. Il fallait donc vivre l'expérience du communisme et au bout de quelques années tous les gens raisonnables ont fini par comprendre qu’il s'agissait d'une supercherie monumentale. »
Un jeune écrivain communiste indiscipliné
Jeune homme, Ivan Klíma rêve de devenir écrivain ou au moins journaliste. A la faculté des lettres, il étudie la langue tchèque et l'histoire de littérature, il se lance dans le journalisme et ses articles commencent à paraître dans plusieurs journaux et revues littéraires. La dictature du prolétariat est instaurée dans son pays sous la tutelle de Moscou en 1948 et en 1953 le futur écrivain adhère, lui aussi, au Parti communiste. Pendant un temps, il est rédacteur d'une maison d'édition où il réussit à publier toute une série de livres dont les auteurs rechignent à se conformer à la discipline idéologique. D'ailleurs ses propres textes, eux aussi, se heurtent bien souvent à la censure omniprésente. Il accueille donc avec satisfaction la période de relative libéralisation entrée dans l'histoire sous le nom de Printemps de Prague. Cependant l'invasion soviétique en Tchécoslovaquie en 1968 écrase brutalement les espoirs d'un peuple qui voulait construire le socialisme à visage humain.
Le séjour aux Etats-Unis
En 1969, Ivan Klíma quitte le pays occupé et part aux Etats-Unis où il donne pendant six mois des conférences sur la littérature tchèque à l'université du Michigan. Ce séjour lui donne une nouvelle énergie :
« Tout à coup je me suis retrouvé dans un pays où on pouvait parler librement, où on pouvait lire tout ce qu'on voulait, les textes de gauche, de droite, communistes, anticommunistes. Bref, j'étais dans un pays libre. C'était pour moi une expérience extrêmement importante. »
Ecrivain dissident dans un pays « normalisé »
Dès 1969, le régime en Tchécoslovaquie durcit de nouveau et l'étau idéologique se resserre. Néanmoins Ivan Klíma ne se laisse pas décourager et revient dans son pays où commence la triste période dite de la normalisation :
« Quand je suis revenu en Tchécoslovaquie, j'étais encore plein d'énergie. J'étais surchargé de liberté. Alors j'ai commencé à organiser presqu'immédiatement des lectures publiques à l'image des 'parties' américains. A cette époque, presque tous les auteurs tchèques étaient interdits de publication. Alors nous avons décidé de nous réunir une fois par mois et de lire les textes qui ne pouvaient pas être publiés. Nous nous sommes bientôt habitués à organiser ces rencontres au cours desquelles nous avons entendu en première lecture des œuvres de Ludvík Vaculík, Pavel Kohout, Karol Sidon et de nombreux autres auteurs. »
Sous la normalisation, Ivan Klíma n'arrête pas d'écrire. Exclu du parti communiste, il réussit malgré les représailles à publier ses livres et les livres d'autres auteurs interdits de publication en samizdat et dans des maisons d'édition étrangères. On peut dire que cette étape de sa vie, la triste époque de la normalisation, a été pour lui une période fructueuse. Mais ses œuvres écrites pendant cette période ne pourront sortir sans problèmes qu'à partir de la révolution de 1989, après la chute du régime communiste.
Auteur sensible aux problèmes de simples gens
Depuis sa jeunesse Ivan Klíma manifeste son admiration pour l'œuvre de Karel Čapek, auteur auquel il consacre plusieurs livres et qui exerce une influence majeure sur sa propre œuvre. Comme Čapek, il montre une profonde compréhension pour les problèmes quotidiens des gens ordinaires, héros de ses contes et de ses romans. Parmi les grands thèmes de ses œuvres, il y a aussi le conflit entre la foi fanatique et la connaissance, et la recherche difficile de la vérité et du sens de la vie. Il résume les expériences de sa propre vie dans ses mémoires en deux tomes qu'il publie en 2009 et 2010 et qu'il intitule Moje šílené století - Mon siècle fou. Il explique pourquoi il a choisi un tel titre :
« Il y a eu la révolution d'Octobre, le coup d'Etat nazi et c'est sans doute déjà suffisant pour qu'on puisse qualifier ce siècle de fou. Mais il y a eu aussi la Première et la Seconde Guerre mondiale, les camps de concentration, les goulags, les procès staliniens, etc., donc des monstruosités incroyables. Je crois que la jeune génération d'aujourd'hui ne peut même pas imaginer ce que c'était. La première moitié du XXe siècle a été vraiment folle. »
Le siècle pressé
Cependant Ivan Klíma voit aussi d'un œil critique le siècle dans lequel nous vivons. Ses derniers livres reflètent les problèmes qu'apporte la nouvelle liberté, les résidus du régime totalitaire auquel nous nous heurtons encore aujourd'hui, la disparition des idéaux et l'absence de Dieu dans notre société qui se dit libre. Ivan Klíma n'est pas optimiste quant au siècle dans lequel nous vivons. Il le qualifie de « siècle pressé » et suit avec inquiétude la vitesse vertigineuse avec laquelle nous nous précipitons tous vers un avenir incertain. Sa longue vie lui a appris qu'il faut avoir de la patience, qu'il faut réfléchir avant d'agir, qu'il faut se méfier des idées reçues, qu'il faut aller parfois à contre-courant et ne pas céder au conformisme qui est une faiblesse. Il dit :
« Soit nous arrivons à maîtriser nos faiblesses, soit nos faiblesses finissent par nous maîtriser. »