Jan Balabán, le grand témoin des lourds fardeaux de la vie
« Je vois toujours les gens traînant le lourd fardeau de leur vie. » C'est par cette phrase qu'on pourrait résumer toute la création littéraire de Jan Balabán, écrivain devenu la voix des laissés-pour-compte, des marginaux, des gens qui n'ont pas eu de chance dans leur vie. Et il a su démontrer dans ses œuvres que la vie de ces existences perdues peut devenir la source d'une beauté sombre et austère, une beauté d'autant plus poignante qu'elle porte le sceau de l'authenticité. Jan Balabán est né le 29 janvier 1961, donc il y a tout juste 60 ans.
Le maître du conte
C'est le conte qui est le genre préféré de Jan Balabán et il a publié toute une série de recueils de contes évoquant les aspects pénibles et tragiques de l'existence humaine. Les héros de ces nouvelles se retrouvent souvent dans des situations sans issue, ils se heurtent à des obstacles qu'ils ne sont pas capables de surmonter et l'auteur évoque leur situation sans complaisance et avec une certaine objectivité comme un témoin impartial. D'où vient cet intérêt pour les malheureux et cette vision du monde qui, au premier abord, peut sembler trop pessimiste ? Jan Balabán s'explique :
« Mon chemin menait d'une certaine méfiance élémentaire, de la sensation désastreuse que tout est perdu à jamais, quoi qu'on fasse, vers une confiance en la valeur de la vie humaine et pas seulement de ma vie mais de toutes les vies. (...) Je suis parvenu progressivement à une conviction que l'homme vit une histoire dramatique, que la vie n'est pas une suite de mouvements insensés, que ce n'est pas une vaine chamaillerie existentialiste avec la perspective de la mort, mais que c'est une suite de moments clés qui ont une valeur incontestable. »
Ostrava, une ville mal-aimée
Bien qu'il soit né dans la ville de Šumperk en Moravie du Nord, c'est la ville d'Ostrava que Jan Balabán considérera comme sa véritable patrie. Ses parents s'y établissent quand Jan est âgé seulement d'un an. Grand centre minier et industriel, Ostrava est la mal-aimée des villes tchèques et moraves. Sa silhouette noire, son ciel noirci par la fumée d'innombrables usines, sa population de mineurs et d'ouvriers abrutis par un travail trop dur, son dialecte grossier et risible en font aux yeux de beaucoup une espèce de lieu déplaisant où la vie ne peut être que morne et difficile et qu'il faut donc éviter. Mais c'est justement tout cela qui attire Jan Balabán qui aime renverser les valeurs et découvre des qualités cachées là où on ne les cherche pas :
« J'aime Ostrava comme si elle était ma ville natale et en même temps je l'aime comme un thème qui m'est propre. Elle représente pour moi la brutalité et la tendresse, une certaine dégradation et une certaine beauté, un abêtissement horrible et une immense intensité sentimentale. C'est une ville de violents contrastes, d'instabilité et de pérennité, une ville du déracinement. Il y a ici énormément de choses incompréhensibles pour les habitants de villes comme Olomouc, Vienne, Londres qui peuvent se demander comment on peut aimer cela. Mais il s'agit peut-être d'espèces de défilés, de passages dans lesquels on peut se faufiler pour accéder à d'autres champs de la beauté et du sentiment qui sont insoupçonnés dans d'autres communautés culturelles. »
Nous ne sommes pas que gais et heureux
Souvent la ville d'Ostrava n'est pas seulement le décor dans lequel se jouent les petits drames des contes de Jan Balabán mais le lecteur sent que la ville intervient par son atmosphère même dans la vie des personnages, qu'elle devient elle-même personnage de ses récits. Les tristes héros de ces contes sont souvent des solitaires qui se considèrent comme les vaincus des combats de la vie. Les existences de ces personnages sont souvent déformées par leurs faiblesses, leurs vices, leurs infidélités. Livrés à la solitude, à l'acool, à la maladie, à l'attente de la mort, ils ne sont pas capables de se confier, d'alléger leurs souffrances en les partageant avec les autres. Il n'y a que l'écrivain qui se penche sur leur sort. Pour Jan Balabán c'est une nécessité humaine :
« Je vois toujours des gens traînant les fardeaux lourds de leur vie. J'ai les deux pieds sur terre et je tâche de ne pas vivre dans cet abêtissement qui cherche à nous convaincre que nous ne sommes que gais et heureux. Quand on écrit quelque chose d'un peu mélancolique ou quand on apprend qu'un homme que nous connaissions tous, a crevé quelque part comme un chien, on n'est pas un déséquilibré. On n'est qu'un homme qui voit la vie dans ses véritables dimensions. »
Ainsi Jan Balabán défend son droit de plonger jusqu'au fond de la misère humaine. Dans la vie, il n'est pas cependant un des laissés-pour-compte.
On se dévoile toujours d'une certaine façon
Après des études de tchèque et d'anglais à l'Université d'Olomouc, Jan Balabán travaille d'abord comme traducteur industriel et technique pour devenir finalement traducteur de littérature. Il se marie deux fois et il a deux enfants. Il est sociable, il s'entoure d'amis, il est habitué de nombreux cafés et tavernes de la ville. Il devient une personnalité connue d'Ostrava, ville qui est, malgré sa mauvaise réputation, une métropole régionale aux riches activités culturelles. Ses contes commencent à paraître vers la fin du siècle dernier dans des revues et des magazines et attirent bientôt l'attention de la critique littéraire. Parfois on lui demande d'où vient son intérêt pour les gens qui souffrent, quelles sont ses inspirations et s'il les cherche dans sa propre vie. Il répond :
« L'aspect autobiographique des textes n'est qu'une apparence. Ce n'est qu'un moyen d'être authentique. La vie littéraire se déroule dans le monde des mots. Evidemment quand on écrit, on puise dans son vécu. Je ne suis pas un chercheur pour examiner et traiter un matériel quelconque, moi je traite les histoires des gens. On se dévoile toujours d'une certaine façon, on dévoile toujours son for intérieur. J'espère seulement que ce n'est pas une fin en soi, une exhibition, une confession effrénée par laquelle on tourmente les autres par son vécu. Je tâche de présenter les choses sous une forme narrative qui peut faire résonner les autres. C'est cela mon objectif véritable - trouver ce qui nous est commun et non pas faire étalage de ma sensibilité exclusive. »
La dernière décennie
C'est la première décennie de notre siècle qui voit un véritable épanouissement de l'art de Jan Balabán et lui apporte le succès et la notoriété. La critique apprécie le ton viril de ses textes, la sobriété de son style et la compréhension profonde avec laquelle il évoque sans complaisance les angoisses et les frustrations de ses contemporains. Au cours de cette décennie, Jan Balabán publie la majorité de ses contes et de ses romans. Mais c'est aussi la dernière décennie de sa vie. Il meurt subitement le 23 avril 2010. Il n'a que 49 ans. Son œuvre reste inachevée. Son dernier roman qui est très autobiographique et dans lequel il réagit à la disparition de son père, ne paraît qu'après sa mort et est proclamé Livre de l'année. Son départ laisse un vide qui ne sera pas comblé. Au-delà de la mort, il continue à nous persuader que la vie, même si elle est dure et insupportable, vaut la peine d'être vécue parce qu'elle est, comme il le dit, une suite de moments clés qui ont une valeur incontestable :
« Je pense que l'homme, justement parce qu'il est mortel et sa vie est limitée dans le temps, doit assumer une certaine responsabilité et que cette responsabilité peut devenir la source de sa gloire lorsqu'il vit à fond, lorsqu'il remporte son combat, lorsqu'il trouve l'issue à une situation et lorsqu'il en découvre la beauté, même si elle ne doit durer qu'un instant. Ce sont les moments substantiels où l'on existe ici et maintenant, les moments où l'on est intensément présent. »