Jan Vodňanský, l’itinéraire extraordinaire d’un jongleur de mots
« Dès l'enfance je me suis inspiré de la sonorité des mots que je ne comprenais pas encore. Et les jeux de mots m'accompagnent jusqu'à aujourd'hui. » C'est ainsi que Jan Vodňanský (1941-2021) définissait la source principale de ses inspirations. Même à l'âge adulte, même au seuil de la vieillesse, il y avait toujours en lui un enfant qui aimait jouer et qui avait le don de rendre irrésistible son esprit ludique et de le partager avec les autres. Il savait déclencher un rire rajeunissant et libérateur chez les publics toutes générations confondues et ne les a attristé qu'une seule fois. Victime du coronavirus, il nous a quittés le 10 mars dernier à l'âge de 79 ans.
La naissance du duo Vodňanský-Skoumal
Sous le visage d'amuseur de Jan Vodňanský se cachait l'esprit d'un penseur. Jeune, il veut étudier la philosophie mais le régime autoritaire en Tchécoslovaquie au début des années 1960, ne le lui permet pas. Le jeune philosophe s'inscrit donc à la faculté de génie mécanique de l'Ecole polytechnique de Prague. Mais son talent de poète-amuseur ne tarde pas à se manifester et déjà lors de ses études, le futur ingénieur publie ses textes dans des journaux.
C'est à cette époque que Jan Vodňanský fait la rencontre majeure de sa vie. Il fait la connaissance du jeune musicien Petr Skoumal qui mettra en musique la majorité de ses chansons et avec lequel il formera un duo inséparable. La carrière commune des deux jeunes artistes commence dans un café. Jan Vodňanský évoquera ces débuts modestes mais prometteurs beaucoup plus tard dans un entretien avec le journaliste Vlastimil Ježek :
« Luxor était un café pragois exclusif non-fumeur où on ne servait que des boissons sans alcool. Et c'est dans la salle de ce café que nous avons présenté nos premières chansons. Il n'y en avait que six. Petr Skoumal était en uniforme parce qu'il faisait encore son service militaire, moi, j'étais à l'époque étudiant de la faculté de génie mécanique. Nous avons donc formé un couple né de la fraternisation du peuple et de l'armée. »
Les salves d'applaudissements et de rires
La symbiose artistique de Jan Vodňanský et de Petr Skoumal durera vingt ans. Avant de tomber en disgrâce aux yeux du régime communiste, ils provoquent des salves d'applaudissements et de rires sur les scènes de plusieurs petits théâtres pragois dont surtout le Činoherní klub (Le Club dramatique). Inspiré par les célèbres comédiens et chansonniers Jiří Voskovec, Jan Werich et Jiří Suchý, Jan Vodňanský crée un style théâtral et littéraire qui lui est propre et lui assure une place très spéciale dans le bouillonnement culturel pragois de la seconde moitié des années 1960. En plus, le climat libéral de cette période lui permet finalement de réaliser son rêve et d'étudier la philosophie à la faculté des lettres de l'université Charles de Prague. Il se félicite d'avoir choisi le meilleur moment :
« J'ai vécu à la Faculté des lettres la plus belle période de la liberté. C'était le retour à la faculté du professeur Jan Patočka, qui avait été obligé de partir après février 1948, mais aussi le retour d'autres grands noms de la philosophie tchèque. J'y ai vécu une des étapes les plus belles et les plus libres de la Faculté qui pouvait rivaliser à cette l’époque avec les universités prestigieuses d'Europe de l'Ouest. C'était un bien-être absolu. »
Avec un sourire idiot
Au tournant des années 1960 et 1970, le duo Vodňanský-Skoumal monte successivement trois spectacles très applaudis dont le public ne se lasse pas. Ces simples suites de chansons, de petits sketches, d'anecdotes et d'épigrammes entreront dans les annales de la vie théâtrale pragoise. Déjà les titres de ces spectacles expriment bien le caractère assez particulier de leur humour - Avec un sourire idiot, Avec le sourire de Don Quichotte et Hourra à la Bastille !
Entretemps, la situation politique change brutalement et la liberté relative de la seconde moitié des années 1960 s'évanouit sous un régime autoritaire instauré dans le pays après l'invasion soviétique en août 1968. C'est la triste période dite de la « normalisation » qui commence, mais Jan Vodňanský et Petr Skoumal ne sont pas prêts à se laisser normaliser. Ils jouent à cache-cache avec la censure. A premier abord, leurs spectacles peuvent sembler apolitiques mais le public comprend très bien toutes les allégories subversives et les allusions cachées dans les textes et les chansonnettes interprétés par les deux humoristes et quelques comédiens invités.
L'humour corrosif de leurs spectacles présentés comme si de rien n'était, finit par provoquer la colère des autorités. La censure communiste ne peut pas tolérer ce genre de dissidence théâtrale, cet humour bête et méchant qui dévoile l'absurdité de cette normalisation qui n'a rien de normal. Jan Vodňanský dira à propos de ses activités pendant cette période : « Chacun de ces spectacles était une sensation forte en adrénaline parce que chacun pouvait être le dernier. »
Une émigration pas comme les autres
Le moment fatal arrive et les portes des théâtres pragois se referment devant le duo Vodňanský-Skoumal. Pendant quelque temps, ils se produisent sporadiquement encore dans des clubs et des cafés mais ces refuges temporaires sont bientôt dénichés par les censeurs. Réduit au silence, Jan Vodňanský choisit l'émigration. Mais comme c'est un homme original, même sa façon d'émigrer ne manque pas d'originalité :
« A ce moment-là, il s'est produit un phénomène que j'appelle dans mes Mémoires l'émigration en Slovaquie. Je l'explique par mon dandysme, parce que le dandy va toujours à contrecourant de la majorité. Et la majorité se dirigeait vers l'Ouest. J'ai donc décidé d'émigrer à l'Est et j'ai réussi ... »
Un mariage étroitement surveillé
Dans les années 1970 et 1980, Jan Vodňanský disparaît de la vie publique. Pendant quelque temps il vit et travaille donc en Slovaquie, il continue à écrire de petits poèmes pour enfants et les paroles de quelques chansons pour le cinéma et des pièces de théâtre d'autres auteurs. Et il aggrave encore sa situation en signant la Charte 77, document qui appelle les autorités communistes à respecter les droits de l'homme. Mais déjà avant de signer, il ose contrarier ceux qui le surveillent et pousse son impertinence jusqu'à inviter à son mariage l'écrivain Ludvík Vaculík, grande figure de la dissidence tchèque :
« Cela est arrivé à peu près en mars 1977 lors de mon mariage avec Jitka Schánilcová. Nous avions choisi deux témoins pour notre mariage, le premier était le critique Sergej Machonin, c'était une évidence pour nous. Et quand nous avons cherché le second, notre choix s'est arrêté sur Ludvík Vaculík. C'était notre réaction à la campagne contre les signataires de la Charte 77 dans les médias. (...) Dans les situations de ce genre, je me comporte un peu comme un cascadeur. (...) Quand Ludvík Vaculík est arrivé avec nous à la mairie, l'employée qui devait enregistrer nos coordonnées est partie d’un éclat de rire hystérique et la même chose est arrivée au fonctionnaire qui allait nous marier. »
L'ouverture sur le monde
Sur la scène comme dans la vie, Jan Vodňanský sait donc toujours provoquer des situations drôles, grotesques et parfois même choquantes. Le régime autoritaire ne peut pas permettre à ce saltimbanque indiscipliné de semer le désordre et le doute dans les âmes des spectateurs. Ce n'est donc que la chute du régime en 1989 qui lui permet de nouveau de se produire devant le public, de publier ses textes et même d'enseigner la philosophie à l'Université :
« C'est le monde entier qui s'est ouvert pour moi. Je pouvais faire des tournées pour répondre à l'intérêt des Tchèques de l'étranger et de nos missions diplomatiques. Une de mes premières tournées m'a amené à Moscou où j'ai eu l'occasion de présenter mes chansons écrites dans une langue russe rudimentaire. Et puis cela a pris de l'ampleur et je me suis rendu au Canada, aux Etats-Unis et même au Mexique. Un des sommets de cette étape a été une représentation à Pékin en 2001 lorsque j'ai chanté une de mes chansons traduite en chinois. J’ai toujours gardé cette traduction. »
Le jongleur de mots
Dommage que les vers de Jan Vodňanský soient pratiquement intraduisibles dans les langues étrangères. Cette poésie aurait pu plaire à Tristan Tzara, Alfred Jarry, Pierre-Henri Cami et à d'autres auteurs qui ont su marier la littérature avec l'humour et la dérision. Jan Vodňanský est le maître de la petite forme, beaucoup de ses poèmes ne dépassent pas les dimensions d'un haïku. C'est un inventeur génial de jeux de mots, de calembours, de persiflages, de non-sens et de rimes choquantes. La langue tchèque est pour lui la source intarissable d'inventions et de surprises.
Les épigrammes humoristiques de Jan Vodňanský, ses slogans satiriques, ses dictons pour enfants et adultes font partie depuis longtemps du patrimoine tchèque et sont si souvent cités qu'on en oublie parfois le nom de leur auteur. Ceux qui ont eu la chance d'assister à ses spectacles ne l'oublieront jamais. Sa fausse naïveté, sa drôlerie effervescente, ses allusions sournoises et ses clins d'œil qui agaçaient tellement les censeurs communistes, ont créé entre lui et le public une complicité profonde, une communion de rires qui reste inégalée.