Jean-Gabriel Périot : « On gagnerait tous à ce que la mémoire du passé soit plus vivante »
Parmi les invités de la dixième édition de Jeden Svět, l’artiste vidéaste français Jean-Gabriel Périot. Cette année, même si ses films étaient présentés, il était côté jury. Mais l’an dernier, il avait été récompensé pour un de ses courts métrages « Eût-elle été criminelle », qui évoquait les femmes tondues en France, à la Libération. Radio Prague lui a demandé notamment comment il était venu à s’interroger sur cet épisode de la dernière guerre.
« C’est presque du hasard. Je faisais une recherche sur les images de la Seconde Guerre mondiale en général, j’en ai collectionné beaucoup. Et parmi ces images, je suis tombé sur celles des femmes tondues. Je connaissais cette histoire, même si c’était lointain, mais je n’avais jamais vu les images. J’ai été bouleversé. Ce qui est étonnant c’est que ce n’est pas forcément la plus grande horreur de la seconde guerre mondiale, mais les images m’ont beaucoup impressionné. J’y ai beaucoup pensé, je me suis dit qu’un jour je ferai un film dessus. Après les avoir beaucoup regardées, j’ai commencé à avoir assez de recul pour les analyser et les lire différemment que ce choc initial. J’ai voulu faire un film qui pourrait parle de choses plus vastes comme la revanche, la violence, les violences faites aux femmes. Cet événement permettait d’abstraire cette idée de la violence et d’en faire quelque chose d’un peu universel. »
J’ai lu un de vos propos, où vous dites en parlant de ces images que ce qui vous a frappé en les voyant, c’est le contraste entre les femmes tondues et l’atmosphère de fête de la Libération…
« C’est quelque chose qui apparut au fur et à mesure. Quand on voit les images pour la première fois, on reste sur le visage des femmes parce que ça donne envie de pleurer. Mais à force de les voir j’ai commencé à regarder autour et j’ai commencé à voir que c’était la fête. A voir que c’était la fête parce qu’on rasait les femmes, et qu’on rasait les femmes parce que c’était la fête. On voit beaucoup d’images de massacres mais en général, même quand il y a beaucoup de foule, dans les pendaisons publiques par exemple il y a une énergie particulière, mais ce n’est pas la fête à ce point-là. Là, les gens semblent heureux. Il y a quelque chose qui m’a profondément interrogé sur comment on pouvait faire cela et de manière aussi joviale. »
Vous avez réalisé un autre documentaire : 200 000 fantômes, qui parle d’Hiroshima. Il se trouve qu’il tourne autour d’un bâtiment à Hiroshima, qui a quelque chose de particulier : il a été construit par un Tchèque, Jan Letzer, en 1915. Qu’a-t-il d’autre de particulier ? Et pourquoi l’avoir choisi comme thème ?« Ce bâtiment est un ancien hall de l’industrie et des arts, de temps en temps ça servait de galerie. C’était un bâtiment municipal. Il avait été construit pour les étrangers qui venaient à Hiroshima pour avoir une idée des productions qu’ils pouvaient acheter dans cette région. Ce bâtiment a été à deux pas de l’endroit qui devait être le point d’impact. La bombe est tombée légèrement à côté, mais c’est un des bâtiments qui est resté debout, l’un des plus proches de la bombe. C’est devenu pour la ville d’Hiroshima l’un des symboles de la destruction de la bombe. Il n’a jamais été restauré, ou seulement de manière invisible. C’est le monument où les gens d’Hiroshima ou de passage se rendent régulièrement, c’est là qu’ils vont se recueillir. C’est le bâtiment symbolisant la destruction de la ville.
Ce film c’est encore une question de hasard : j’ai acheté le témoignage d’un survivant. J’ai été aussi bouleversé. Je connaissais peu l’histoire de la bombe atomique. Quand j’ai lu ce que la bombe avait fait dans le corps des gens, j’ai commencé à beaucoup m’interroger sur Hiroshima, à essayer de comprendre ce qui s’était passé. Je n’ai toujours pas tout à fait de réponse. Je n’ai pas tant voulu faire un film sur Hiroshima que sur la mémoire et l’effacement instantané de la mémoire de cette ville. On a très peu d’idée de ce qui s’est passé, nous, en Europe. Et même là-bas, la mémoire est en train de disparaître avec les derniers survivants. »C’est un film sur la mémoire. Vous faites des films qui ont trait au passé, à notre passé proche, au passé européen proche, mais pas seulement. Le point commun semble être la Deuxième guerre mondiale, puisque vous avez un autre court métrage, Dies Irae, qui évoque Auschwitz, en tout cas, à la fin, puisqu’on ne s’en rend pas compte tout de suite dans cette suite d’images de routes qui se succède rapidement. Pourquoi la Deuxième guerre mondiale ? Et aujourd’hui on parle beaucoup de ‘devoir de mémoire’, est-ce que vous vous reconnaissez dans cette définition ? Vous considérez-vous comme un passeur de mémoire ?
« Il y a plusieurs choses : je m’intéresse au passé parce que ça me permet de parler d’aujourd’hui. Je vis dans un monde que je comprends assez peu, du coup, je me sens assez incapable de faire un film sur le Rwanda ou sur le Darfour. C’est des choses qui me paraissent trop violentes. Je pense que je n’ai pas le courage. Parler du passé et pour moi un moyen d’entrer dans la violence : c’est la violence du passé, mais c’est la même qui se reproduit en permanence ou qui peut se reproduire. Je pense qu’il y a cette idée de passeur de mémoire. La Seconde guerre mondiale, ça a été quatre ans de violence inouïe sur l’ensemble de la planète. Et les derniers survivants sont en train de mourir. Il est de mon devoir et du devoir de chacun de nous de porter une part de cette mémoire. Seul le fait de ne pas oublier permettrait de ne pas reproduire ces choses-là. Il me semble qu’on gagnerait tous à ce que la mémoire soit plus vivante. »