Jean-Marie Blas de Roblès : « J’écris les romans que j’aimerais lire. »

Photo: Zulma

C’est en 2008 que l’écrivain Jean-Marie Blas de Roblès s’impose sur la scène littéraire française avec le roman « Là où les tigres sont chez eux » qui lui vaut le prix Médicis, le grand prix Jean-Giono et le prix du roman Fnac. Cet ouvrage et les deux livres suivants de Jean-Marie Blas de Roblès seront traduits en tchèque et publiés aux éditions Host. Récemment l’écrivain s’est rendu à Prague pour présenter aux lecteurs tchèques son dernier roman « L’Ile du Point Némo ». Il l’a présenté aussi à Radio Prague dans un entretien dont voici la seconde partie.

Photo: Zulma
Certains critiques disent que « L’Ile du Point Némo » est un retour aux lectures de l’enfance, à l’engouement, à la fascination que nous avons éprouvée en lisant cette littérature. Mais c’est évidemment beaucoup plus. Ce n’est absolument pas un roman pour enfants, il y a entre autres des scènes érotiques très explicites … Pourtant il y a cette fascination par la lecture d’enfance. J’aimerais vous demander donc pour quel public vous avez écrit ce roman ?

« Je n’écris jamais en pensant à un public. Pas par prétention ou par dédain. C’est simplement impossible, on ne peut pas écrire pour un public de neuf à douze ans ou pour un public de soixante à soixante-trois ans. C’est impossible. J’écris le ou les romans que j’aimerais lire en tant que lecteur. Donc c’est vraiment un processus égoïste dans la créativité. Après je fais confiance aux lecteurs potentiels et à leur capacité à accepter les codes que j’emploie, d’accepter de rentrer dans mon univers, même s’il est un peu complexe, un peu déroutant. Je sais que moi-même, en tant que lecteur, je fais confiance à un auteur, même si je ne comprends pas au début un livre, je sais qu’il m’amène quelque part, je sais que je vais arriver quelque part. Donc j’y vais en toute confiance et je prends au sérieux cette capacité chez tous les lecteurs. Parmi les personnes que j’ai pu rencontrer, j’en ai rencontré quand même pas mal de lecteurs, j’ai vu que certaines mamans avaient fait lire ce roman à leurs jeunes filles de treize ou quatorze ans, et qui avaient aimé le lire. Vous savez aujourd’hui avec Internet, avec les séries télévisées, les jeunes gens voient plus de choses érotiques qu’il y a une trentaine ou une quarantaine d’années. Donc ce qui pouvait être un handicap à la lecture a aujourd’hui, sinon disparu, reculé énormément. »

Pensez-vous qu'on peut encore ressusciter cette fascination par la lecture, les sensations que nous avons éprouvées dans notre enfance en lisant les voyages extraordinaires de Jules Verne? Est-ce encore possible ? Les générations de ceux qui ont grandi en regardant la télévision et en naviguant sur Internet sont-elles encore capables d'éprouver ces sensations?

Jean-Marie Blas de Roblès,  photo: mollat / YouTube
« Bien sûr que oui. Le monde a changé. Notre monde n’est plus même que celui que nous avons connu jeunes, à leur âge, treize à quatorze ans. Ce n’est plus le même monde qu’ils côtoient aujourd’hui, dans lequel ils vivent. Il faut dire la vérité aussi, Jules Verne, c’est illisible en grande partie même pour nous, parce qu’il y a toute une sauce idéologique qui fait l’apologie du progrès et de l’industrialisation naissante, de toute cette philosophie positiviste à la Auguste Comte, où pour trois ou quatre pages d’aventures avec le capitaine Némo il faut avaler quinze pages de zoologie ou de géologie. Donc c’est normal que les jeunes ne lisent plus cela aujourd’hui parce que moi-même j’ai des difficultés à le faire. En revanche, ils lisent nombre d’auteurs contemporains que nous connaissons mal parce que nous n’avons plus l’âge de lire cela, pour parler des plus connus comme Harry Potter. Ils ont tout un corpus littéraire qui fonctionne exactement pour eux comme notre corpus de Jules Verne ou d’Alexandre Dumas fonctionnait pour nous. Donc je n’ai vraiment aucun souci. Quant à la télé, leurs séries, Internet, pour voir cette technologie fonctionner avec mes propres enfants, je vois que c’est simplement complémentaire. Ça ne les empêche pas de lire. Ils font encore plus de choses. Ils lisent exactement autant de ce que je lisais quand j’avais leur âge, mais en plus ils sont capables de monter et démonter un ordinateur, de jouer à des jeux vidéo, de regarder Internet, d’entretenir leurs pages Facebook. Ça démultiplie au contraire les capacités d’enrichissement de leur esprit. »

Revenons encore à votre livre. Comment procédiez-vous pour guider le lecteur dans cette forêt vierge, dans cet univers labyrinthique qu'est votre roman? Vous lui avez donné quelque chose comme un fil conducteur ?

« Normalement dès le cinquième ou sixième chapitre le lecteur s’aperçoit du résumé que j’ai fait au début de cet entretien, à savoir qu’il y a un personnage principal qui s’appelle Arnaud Méneste et vit dans la France contemporaine, dans le Périgord, et qui est lecteur à haute voix dans une usine de montage de liseuses numériques. Donc on a un monde contemporain avec cette usine et un certain nombre de personnages à l’intérieur de cette usine. On a le directeur chinois de l’usine, sa DRH, quelques-uns de ses ouvriers qui sont représentatifs de tous les employés de l’usine. Et le patron en question a eu l’idée de remettre au goût du jour cette lecture à haute voix, non pas par philanthropie et pour éduquer ses employés mais pour essayer de les faire produire plus, pour les rendre heureux et augmenter la production. On a donc ce personnage dont on sait qu’il lit à haute voix un roman à ces ouvriers et ces ouvrières. Sauf qu’on s’aperçoit également que ce roman n’existe pas, qu’il l’invente nuit après nuit pour essayer de réveiller son épouse qui est dans le coma. Donc, voilà le fil conducteur et en plus on a le roman lui-même, roman d’aventures inventé et lu. C’est un tissage un peu complexe mais je ne crois pas que ce soit si complexe que ça. C’est simplement qu’il y a ensuite cinq ou six personnages, cinq ou six histoires qui s’entremêlent avec le roman d’aventures et très vite on comprend, comme dans un roman feuilleton, que c’est à suivre, que la suite viendra quelques pages plus loin. »

'La où les tigres sont chez eux',  photo: Host
Trois de vos romans ont été traduits en tchèque « La où les tigres sont chez eux », « La Montagne de minuit » et maintenant « L’Ile du Point Némo ». Avez-vous eu des réactions des lecteurs tchèques ? Comment expliquez-vous cet intérêt des éditeurs et des lecteurs tchèques pour votre œuvre ?

« Je ne m’explique pas exactement cet intérêt. J’en suis simplement très, très fier et très honoré parce que j’adore votre pays, j’adore votre culture. C’est quelque chose qui est fondateur dans mon imaginaire avec des grands auteurs qui ont été produits par ce pays et par Prague en particulier, mais je trouve ça vraiment extraordinaire parce que je sais que même si on traduit ici beaucoup par rapport à d’autres pays, ce n’est pas si facile d’être traduit en tchèque. Donc j’espère que mes livres ont rencontré et continueront à rencontrer le plus grand nombre de lecteurs possibles dans votre pays. »

Votre livre suscite sans doute beaucoup de questions dont par exemple celle sur le rôle de la littérature. Quel est aujourd’hui à votre avis le rôle de la littérature, plus précisément de celle que vous voulez écrire ?

'La Montagne de minuit',  photo: Host
« Je ne sais pas si la littérature a un rôle. Je ne conçois pas la littérature de cette façon fonctionnelle. Pour moi la littérature n’est ni l’illustration d’une thèse philosophique que je voudrais défendre à travers le roman, ni un engagement volontaire pour défendre ceci ou cela. Je crois sincèrement que ce qui se dit dans un roman ne peut être dit que par ce biais-là. C’est pour ça qu’il est parfois si difficile d’en parler autrement qu’en lisant le roman ou en l’écrivant. Si la littérature a un rôle, et je suis persuadé qu’elle a sinon un rôle, une fonction, elle est là pour déranger, pour changer le focal de notre regard sur le monde, elle permet des effets de loupe, elle fait peut-être bifurquer le lecteur dans ses vérités absolues, lui montre la relativité et la richesse du monde d’un autre point de vue. En tout cas c’est ce que j’attends de la littérature sur ce plan-là quand je suis un lecteur. Après, comme écrivain, au-delà de l’histoire qui est racontée, mon travail principal c’est le travail sur la langue, c’est de faire briller la langue. C’est vraiment le travail poétique au sens étymologique du terme qui m’intéresse, toute cette musique, cette stylistique contenue dans la phrase, la structure de la langue. Là, c’est mon travail principal. Je crois que sans ce travail il n’y a pas de littérature, il n’y a que des contes pour enfants. »