Jean-Marie Blas de Roblès ou La liberté quasi divine d’un romancier
« Odyssée délirante, texte labyrinthique, Léviathan feuilletonesque et ahurissant à la croisée de Jules Verne, Alexandre Dumas, Conan Doyle, Agatha Christie, Hermann Melville et Daniel Defoe » - c’est ainsi que la critique caractérise le roman « L’Ile du Point Némo » de Jean-Marie Blas de Roblès. Le roman traduit en tchèque par Ladislav Václavík est sorti aux éditions Host et son auteur est venu à Prague pour le présenter aux lecteurs tchèques. A cette occasion il a donné à Radio Prague un entretien dont voici la première partie.
« Oui, absolument parce que dans mon cahier de charges sur ce roman il y avait principalement la volonté de me laisser toute la liberté, toute la fantaisie que je ressens dans certains groupes de livres et de romans que je vénère comme Tristram Shandy de Sterne, Don Quichotte de Cervantès, Gargantua de Rabelais, ou certains de ces romans populaires avec lesquels je joue, où l’auteur peut faire mourir ses personnages, les faire ressusciter. Il a cette espèce de liberté absolue, quasi divine, sans souci du lecteur, le lecteur étant a priori la délectation qu’on se procure à soi-même. Oui, j’accepte et je confirme cette volonté de liberté fantaisiste. »
Pouvez-vous situer votre roman dans l’ensemble de votre œuvre ? Est-ce un ouvrage solitaire ou fait-il partie d’une conception et d’un ensemble plus importants?
« A priori je conçois tout le travail que je fais comme un seul ensemble. J’ai commencé en 1982 avec un recueil de nouvelles qui s’appelle ‘La Mémoire du riz’ qui est publié aux mêmes éditions, chez Zulma, et qui est un ensemble de vingt-deux nouvelles, chacune d’ entre elles s’inspirant de vingt-deux cartes de tarot divinatoires de Marseille. C’était l’idée de constituer une grammaire du monde à partir de ces vingt-deux nouvelles de principe, inaugurales. J’avais et j’ai toujours le projet, sinon de développer chacune des nouvelles en un roman, de garder les personnages qui apparaissent dans ces nouvelles et de les reprendre dans les romans ultérieurs, dans d’autres étapes de leur vie. J’ ai le projet de les développer, les complexifier de manière à avoir à la fin, idéalement, vingt-deux romans qui correspondent aux vingt-deux nouvelles et avoir un cosmos d’histoires avec un certain nombre de personnages récurrents. Donc oui, il y a cette volonté de construire un monde narratif unique, même si les livres en eux-mêmes peuvent être extrêmement différents l’un de l’autre. »
Que peut-on dire sur l'action du roman « L’Ile du Point Némo » pour attirer le lecteur potentiel sans en dire trop, sans lui gâcher le plaisir de la lecture de ce livre plein de surprises et de coups de théâtre ?
« Je crois que c’est une très, très belle histoire d’amour, d’amour fou. C’est l’histoire d’un homme qui essaie de réveiller son épouse endormie, qui est dans le coma. Son épouse est une ancienne lectrice à haute voix des Antilles où est perpétuée aujourd’hui encore cette tradition qui consistait à lire à haute voix de la littérature aux ouvrières dans les fabriques de cigares à la fois pour leur plaisir et surtout pour leur éducation, puisque c’était souvent des gens analphabètes. Et pour les raisons que le lecteur découvre dans le livre, cette épouse est tombée dans le coma et son mari lui invente chaque nuit un chapitre d’un roman imaginaire qui est la somme de tous les romans qu’elle a pu lire, elle, à haute voix. Donc c’est le roman des romans qui mélange à la foi les romans populaires, Jules Verne, Conan Doyle, Alexandre Dumas, mais aussi la grande littérature. On y retrouve mille et une allusions à Homère, à Thomas Mann, à Joyce, à tout un bagage littéraire que nous avons en commun les uns et les autres, le but n’étant pas de chercher ces références. Elles existent, certaines sont très visibles et il suffit de réveiller l’imaginaire du lecteur et de remettre en branle ses propres souvenirs littéraires. C’est un hommage à la littérature bien sûr. »Votre vie personnelle, une vie qui s'est déroulée dans plusieurs pays, une vie qui au moins au début pourrait être qualifiée de nomade, s’est-elle reflétée dans votre livre?
« Non, pas particulièrement. C’est vrai que dans ma jeunesse j’ai beaucoup, sinon voyagé, en tout cas longtemps vécu à l’étranger. Je considère ça aujourd’hui comme un grand tour, ce voyage de formation, d’éducation comme les jeunes gens faisaient au XVIIIe siècle, après leurs études et qu’ils partaient en Italie, ils partaient en Grèce, découvrir les beaux-arts, les ruines antiques. Je crois que j’ai fait exactement la même chose sans m’en apercevoir. Je suis parti découvrir le monde, découvrir l’altérité. En Italie j’ai travaillé à Palerme, mais cela était plus la Chine, le Brésil, et ça fonctionnait comme ça. Ce n’étaient pas des voyages pour le plaisir de voyager. C’étaient des installations. J’ai vécu chaque fois deux ou trois ans dans ces pays, j’ai appris la langue. A chaque fois j’ai essayé de me mesurer à l’autre, à la différence. Ces voyages, ces séjours à l’étranger ont fait ce que je suis aujourd’hui, j’espère, un homme, un humaniste conscient d’appartenir à la planète plus qu’à un pays particulier. »
Vous a-t-on dit déjà que votre roman ressemble à l’île Némo, une île composée de débris de toute sorte qui ont fusionné en créant une nouvelle structure ?
«Non, mais c’est très, très intéressant. Débris, ce n’est peut-être pas le mot le plus juste, mais le livre est fait volontairement d’une multitude des choses hétéroclites parce que c’est comme ça que je travaille aussi. Je garde dans mes carnets des dizaines voire des centaines de petites choses qui me frappent dans ma vie, dans mes lectures, dans les choses que je vois, de tout petits détails qui me paraissent suffisamment intéressants pour être notés parce que je sens en eux une potentialité narrative, une potentialité de fiction à développer plus tard. Et quand je construis un roman, je me sers bien sûr de tous ces carnets pour faire une espèce de collage organisé qui n’est pas du tout fait par hasard. Tout ça est très, très pensé, avec des plans, des préparations qui me prennent deux à trois ans avant d’écrire la moindre ligne. Je dessine mes personnages, je les peins, je dessine certains décors, certaines actions. Tout ça est extrêmement préparé, y compris le plan spiral du livre et la façon dont se rejoignent ces débris avec l’espoir qu’ à la fin il y ait un tout supérieur, bien sûr, à l’ensemble de ces parties. »
Parmi les parrains littéraires de votre livre il y a Jules Verne, mais il y a beaucoup d’autres auteurs qui ont laissé leur empreinte dans ce roman. C’est un texte plein d’allusions, de clins d’œil, un texte qui ne cache pas les influences et les inspirations qui ont été à son origine. Quelles ont été ces inspirations ?
« Je me sers des codes littéraires de ces romans, de ces univers vernien, de Dumas, de Victor Hugo sans parodie et sans pastiche en les prenant réellement au sérieux en homme d’aujourd’hui que je suis et en essayant de les faire fonctionner de la meilleure manière possible. »
Présentons au moins les principaux personnages de ce voyage au bout du monde et peut-être aussi leurs modèles littéraires. Qui est par exemple M. Shylock Holmes ? Dans son cas l’allusion semble évidente ...
« Shylock Holmes, c’est évidemment un clin d’œil à Sherlock Holmes et à Conan Doyle sauf que dans mon roman même si je m’empare de Holmes pour le plaisir de le faire revivre, on s’aperçoit que ce n’est pas du tout Sherlock Holmes, c’est plutôt le docteur Watson qui est buveur de whisky. Il ne résout pas les énigmes même s’il fait partie d’un petit groupe de personnages qui part à la recherche d’un diamant qui a été volé. C’est un autre personnage, Martial Canterel, qui, lui, va être en quelque sorte le Sherlock Holmes de cette petite troupe même s’il ne résout pas les énigmes par une logique absolue, comme le faisait Sherlock Holmes, mais par intuition poétique. Donc ce personnage-là, je le reprends d’un roman de Raymond Roussel qui s’appelle ‘Locus Solus’, un des romans fondateurs de mon imaginaire, et j’en fait plus le personnage de Raymond Roussel dans la vrai vie que son personnage dans le roman. C’est une espèce de dandy qui traverse la vie en fumant de l’opium et en reconstituant des batailles grecques avec des petits soldats sur son plancher. Avec ces deux hommes, il y a un autre personnage, un noir qui s’appelle Grimod de la Reynière, là-aussi un clin d’œil au fameux Grimod de la Reynière du XVIIIe siècle, grand gastronome fantasque en France qui organisait des diners colorés. Tout était noir, les pâtes, le sucre. C’était une espèce de surréaliste avant la lettre. Et ce Grimod de la Reynière est repris d’un roman populaire américain sur l’esclavage noir aux Etats-Unis que j’avais beaucoup aimé. C’est comme ça que ça fonctionne. Certains personnages que j’ai beaucoup aimés dans mes propres lectures, je me suis arrogé le droit de les reprendre et de leur faire vivre d’autres choses de façon très décalée par rapport à ce qu’ils vivent dans leur romans d’origine. »(Nous vous proposerons la seconde partie de cet entretien dans cette rubrique samedi prochain.)