Jiří Stránský : « Quelque chose en moi m’obligeait à noter tout ce que je vivais »

Jiří Stránský

La littérature et l’histoire moderne se marient dans l’œuvre de l’écrivain Jiří Stránský. Témoin de son temps, il retrace dans ses romans, ses nouvelles et ses scénarios les méandres et les vicissitudes de l’histoire de la Tchécoslovaquie, pays éprouvé par la dictature communiste. Homme de courage, il n’a pas eu la vie facile, mais il a dû faire face aux malheurs qui se sont abattus sur lui et sa famille et les a refondus dans son œuvre littéraire.

Jiří Stránský
Le père de Jiří Stránský descendait d’une famille aristocratique, sa mère était la fille du premier ministre tchécoslovaque Jan Malypetr. Parmi ses ancêtres, il y avait aussi le fondateur de la branche tchèque du mouvement scout Antonín Benjamín Svojsík. Les premières années de la vie de Jiří Stránský se sont donc déroulées dans un milieu aisé et cultivé. C’est ainsi qu’il évoque cette heureuse période :

« Mon père était avocat de la grande bourgeoisie et nous habitions une villa luxueuse dans le quartier résidentiel de Hanspaulka à Prague, mais nous, les enfants, avons été éduqués avec une discipline de fer. Nous avons eu en plus la chance d’avoir une mère très cultivée et douée pour les arts. »

La grand-mère paternelle de Jiří Stránský était autrichienne. Comme elle ne parlait aux enfants qu’en allemand, le petit Jiří a grandi dans un milieu bilingue ce qui représentait une base solide pour sa future connaissance de langues. Dès son plus jeune âge le garçon fréquente les grandes personnalités de la politique, des arts et des lettres :

« Les personnalités des milieux intellectuels et artistiques nous rendaient visite et nous les rencontrions aussi dans la ferme de mon grand-père. Nous y accueillions par exemple l’écrivain Karel Čapek ou le ministre des Affaires étrangères Jan Masaryk qui était comme un parrain pour nous. Malgré tout cela nous étions obligés de respecter certains principes auxquels nous n’opposions pas de résistance parce que nous les avions absorbés dès la petite enfance. »

Ces principes incontournables seront la grande richesse et aussi la grande difficulté de la vie de Jiří Stránský car dès 1948, l’année du Coup de Prague et de la prise du pouvoir par les communistes, les piliers sur lesquels repose son existence s’effondrent. Les antécédents de sa famille ne plaisent pas aux communistes et cela se répercute aussi sur sa vie. Chassé du lycée juste avant le baccalauréat, Jiří travaille d’abord comme ouvrier, puis dans une agence de publicité. En 1953, après avoir fait son service militaire dans des conditions extrêmement sévères, il est accusé de haute trahison et condamné à huit ans de prison dans un procès truqué. La malédiction de sa famille le frappe impitoyablement. Il passe par plusieurs camps de travail et même par les mines d’uranium de Jáchymov. Ce sont ses universités :

« J’ai eu la chance merveilleuse de rencontrer l’élite spirituelle de la nation qui se trouvait dans ces camps de concentration. Ils étaient tous mes professeurs. Pendant sept ans j’ai été étudiant de cette université. Tout cela me passionnait énormément. Figurez-vous que j’ai rencontré Jan Zahradníček, qui était mon poète préféré, dans la prison de Pankrác à Prague et que nous nous sommes mis à nous tutoyer. Il m’a marqué à vie. »

Suite aux mauvais traitements et interrogatoires brutaux, Jiří est plein de haine et de désir de vengeance. Il veut couper les têtes de tous ceux qui l’ont torturé. Et c’est le moment où intervient Jan Zahradníček, poète catholique que la vie n’a pas ménagé et qui n’a pourtant pas perdu l’espoir et l’humilité. C’est à lui que le jeune prisonnier doit son salut spirituel :

« Mais Jan Zahradníček, cet homme difforme qui avait des bosses des deux cotés du thorax, qui avait une vue extrêmement faible et était toujours malade, m’a dit un jour : ‘Jiří, je t’écoute et t’observe depuis quelque temps, déjà. Je n’aime pas t’en parler mais je dois te le dire. Plus tôt tu te débarrasseras de ton désir de vengeance et de ta haine, mieux ce sera pour toi parce que autrement tu seras la première victime de ta haine.’ J’ai mis quelque temps à digérer ces paroles, mais cela est resté en moi. »

En 1960 Jiří Stránský est amnistié et commence à gagner sa vie comme terrassier dans une entreprise de bâtiment. Il noue cependant peu à peu des contacts avec les studios de cinéma de Barrandov à Prague et devient assistant externe de certaines productions. Mais il n’est pas au bout de ses peines. L’espoir de liberté apporté par le Printemps de Prague s’évanouit après l’occupation de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie en août 1968 et le nouveau régime à la solde de Moscou s’acharne de nouveau contre l’écrivain récalcitrant. Condamné en 1974, il passe encore presque deux ans en prison. Ce n’est qu’après 1989 et la chute du communisme qu’il pourra respirer librement et se lancer dans la création littéraire.

'Zdivočelá země'
Il peut finalement publier son roman Zdivočelá země (La terre devenue sauvage) achevé en 1970. C’est le premier tome d’une saga sur la vie dans les Sudètes après l’expulsion des habitants allemands au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Le sort de l’ancien aviateur Antonín Maděra, de sa famille et de ses amis qui est la trame du livre, permet à l’écrivain d’exploiter de nombreux épisodes de sa propre vie et de créer une véritable épopée romanesque sur les changements subis par la société tchèque au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Ce roman en plusieurs tomes servira de base pour la création des scénarios d’une longue série pour la télévision réalisée en plusieurs étapes pendant deux décennies en collaboration avec le metteur en scène Hynek Bočan. C’est grâce à cette série que le nom de Jiří Stránský deviendra familier aussi à ceux qui ne lisent pas de romans. A partir de 1992, l’écrivain sera pendant quatorze ans président du Pen club tchèque. D’aucuns aimeraient qu’il s’engage dans la politique, mais il refuse :

« J’étais comme ça. Je ne suis tout simplement pas capable de céder, de faire des concessions. Bien sûr, si j’avais posé la demande d’inscription au Parti communiste, je serais mis en prison comme provocateur et c’était mon avantage. Il y avait quelque chose en moi qui m’obligeait à noter tout ce que je vivais. A 17 ans j’ai écrit un roman de 600 pages que j’ai enfoui sous terre seulement parce que je sentais que quelqu’un devrait noter tout ça. Je dis toujours que je de me considérer plutôt comme narrateur que comme écrivain. Je serais entré en politique, si je n’étais pas obligé d’y faire des concessions. Au début, j’étais un élément plutôt destructeur. Mais j’ai promis de faire tout pour l’art et la culture et je dirais que je tiens parole. »

Témoin de l’histoire de son pays, Jiří Stránský ne veut pas qu’on oublie les aberrations du passé. Quand il peut, il visite des écoles et répond aux questions que lui posent les adolescents. Parmi ces questions, il y en a deux qui ne manquent jamais :

« Ces enfants sont nés dans un régime libre et ne savent pas imaginer le totalitarisme. Ils me posent donc d’abord toujours la question : ‘Pourquoi ne vous êtes-vous pas opposés à ça ?’ Et je peux vous garantir que dans la dernière partie du débat surgit toujours une question qui n’est même pas adressée spécialement à moi. Chaque fois un de ces étudiants demande : ‘Mais pourquoi on ne m’a jamais rien dit de cela à la maison ?’»

Et l’écrivain se voit obligé de prendre la défense de ses concitoyens. Il explique aux étudiants que leurs grands-pères devaient nourrir leurs familles et qu’il ne faut pas les accuser de collaboration car pratiquement tous les habitants de Tchécoslovaquie étaient à la merci du régime communiste qui pouvait les manipuler à sa guise. Cet homme jadis éprouvé par le sort fait preuve, une fois de plus, de force intérieure en se faisant l’avocat de ceux qui se sont montrés faibles.