Josef Svoboda, scénographe-magicien vu par son petit-fils
On dit de lui qu’il a su transformer la technique en poésie. Auteur de plus de 700 scénographies, Josef Svoboda a travaillé pour le Théâtre national de Prague, ainsi que pour les scènes mondiales les plus prestigieuses, dont le Metropolitan Opera de New York, l’Opéra de Paris, le Grand Théâtre de Genève ou le Deutsche Oper de Berlin. Il est décédé en avril 2002 à l’âge de 81 ans, après avoir révolutionné la scénographie du XXe siècle en faisant de la lumière l’élément majeur de l’espace scénique.
« Nous avions une relation assez distante du fait que mon grand-père était presque toujours absent. Il travaillait à l’étranger, revenait à Prague pour deux ou trois jours et repartait… Dans notre maison familiale et dans son atelier qui s’y trouvait, il y avait beaucoup de choses qui m’attiraient quand j’étais gamin : les maquettes des décors qu’il fabriquait lui-même, les projecteurs, même les petits bonshommes qui représentaient les comédiens. Quand il était absent, j’adorais jouer avec tous ces objets. Lorsqu’il revenait, voulait continuer son travail là où il l’avait interrompu et s’apercevait que les choses n’étaient pas à leur place, il était furieux ! Ensuite, quand j’ai été plus grand, nous avons discuté de temps en temps, mais pas beaucoup. Il était tellement pris par son travail qu’il n’était pas possible de le retenir plus d’une demi-heure. Et puis j’avais beaucoup de respect pour mon grand-père. J’avais même un peu peur de lui. Plutôt que de lui poser des questions, je l’écoutais. Et quand je voulais en savoir plus sur ce qu’il me disait, je préférais aller le chercher dans des livres sur lui. »
Josef Svoboda est né en 1920 à Čáslav, une petite ville de Bohême centrale. Jeune, il rêve de devenir peintre, mais il finit par apprendre le métier de son père, la menuiserie – un apprentissage dont il profitera pendant toute sa future carrière de scénographe. Il se forme ensuite dans une école d’architecture intérieure et étudie, enfin, la scénographie à l’Ecole supérieure des arts décoratifs à Prague. Svoboda est alors engagé au Théâtre du 5 mai : une des principales scènes de l’après-guerre, l’actuel Opéra d’Etat de Prague. Nommé chef des décors, Josef Svoboda collabore avec les grands noms de la mise en scène comme Alfred Radok et Vaclav Kašlík. Il se passionne pour l’opéra. « La scénographie pour un opéra doit être acoustique », dira-t-il plus tard à ses élèves, en expliquant que les décors doivent réagir à la musique, suivre son rythme, être en mouvement.En 1992, Svoboda crée la scénographie pour La Traviata, montée au Sferisterio di Macerata, en Italie, par Henning Brockhaus. Dans une interview qui apparaît dans le documentaire de son petit-fils, il se souvient de ce travail :
« Imaginez que j’ai fait un miroir transparent, de 30 mètres de long et de 15 mètres de haut. Il est posé par terre, sur scène. Au début, la scène est vide. C’est un choc pour le spectateur. Le chef d’orchestre arrive, l’orchestre commence à jouer et le miroir se lève jusqu’à un angle de 45°. Par terre il y a une peinture qui représente le rideau – un magnifique rideau de théâtre, ancien, baroque. Et ce rideau, le public le voit dans le miroir. C’est parfait. »
Ensuite, le rideau ne se lève pas, mais se déchire… Le spectacle commence. La lumière est l’outil privilégié de Josef Svoboda, et c’est elle qui le rendra mondialement connu. En 1958, scénographe depuis quelques années déjà au Théâtre national de Prague, il crée sa première scénographie à l’étranger, pour l’opéra Rusalka (L’Ondine), d’Antonín Dvořák, montée au Teatro la Fenice de Venise. Cette même année 1958, et nous en arrivons au rôle crucial de la lumière dans son œuvre, Josef Svoboda et le metteur en scène Alfred Radok remportent un vif succès à l’Expo de Bruxelles, avec une création intitulée Laterna magika - la Lanterne magique. C’est un spectacle sans paroles qui mêle la danse, la musique, la pantomime avec des effets de lumière et des projections simultanées sur plusieurs écrans. Ce spectacle donne ensuite lieu à la fondation, à Prague, d’un théâtre éponyme, la Lanterne magique, aujourd’hui rattachée au Théâtre national. Comment est née chez Svoboda cette fascination pour la lumière sous toutes ses formes ? Jakub Hejna :« Jeune, mon grand-père peignait beaucoup, il admirait les impressionnistes. Il se souvenait d’un livre sur les peintres impressionnistes que son père lui avait offert quand il était malade. Il aimait les paysages tchèques : les reflets de la lumière sur les étangs, la lumière dans la forêt. Il a voulu rendre les mêmes effets au théâtre. C’est son fameux « mur de lumière », fait à l’aide d’un projecteur qu’il a inventé, qui porte son nom et que l’on trouve aujourd’hui dans chaque théâtre. Ces murs de lumière sont apparus pour la première fois sur scène dans La mouette de Tchekhov qu’il a créée au Théâtre national avec le metteur en scène Otomar Krejča. »
« Son idée était de dématérialiser, d’alléger la scène. Je crois que son mérite, c’est d’avoir supprimé des décors lourds. Il a même supprimé le rideau. Le procédé classique, c’est-à-dire que le rideau descend, on change les décors, le rideau remonte et le spectacle continue - il détestait cela ! Il voulait que la scène change sous les yeux du spectateur, qu’elle soit cinétique ou qu’on la modifie simplement par l’intensité de l’éclairage. Il travaillait aussi beaucoup avec les miroirs, avec les miroirs semi-transparents par exemple. Lorsqu’on éclaire la scène derrière les miroirs, on voit cette partie de la scène-là et on ne perçoit plus la réflexion dans le miroir. Techniquement, bien sûr, ce qui nous paraît facile à réaliser aujourd’hui ne l’était pas dans la Tchécoslovaquie des années 1950 par exemple. »Josef Svoboda modernise les ateliers de fabrication des décors du Théâtre national de Prague. Mais la majorité des inventions techniques qu’il imagine pour la scène, il les réalise à l’étranger. Un exemple pour tous : l’utilisation du laser au théâtre qu’il met au point avec le groupe Siemens.
Paris, Milan, Londres, Hambourg, New York, Ottawa, Berlin, Brême, Munich, Genève, Stuttgart… Depuis la fin des années 1950, le collaborateur de Leonard Bernstein, de Roland Petit, de Laurence Olivier ou de Peter Brook parcourt l’Europe et l’Amérique. Dans son film, Jakub Hejna suit les traces de son grand-père, rencontre ses collaborateurs tchèques et étrangers, ses anciens élèves à l’Ecole supérieure des arts décoratifs, il rencontre aussi une dame avec qui Josef Svoboda a entretenu une relation extraconjugale pendant de longues années. On peut même dire que le scénographe a assisté au tournage, puisque Jakub Hejna a emprunté au Théâtre national le buste de son grand-père, pour faire de celui-ci son « compagnon de route » lorsqu’il s’est rendu chez ses interlocuteurs. Parmi eux, il y a eu également les historiens de l’Institut d’études des régimes totalitaires de Prague. Jakub Hejna :« Le destin de mon grand-père reflète l’époque où il a vécu. Evidemment, on se pose des questions… Comment est-il possible qu’il ait pu voyager aussi librement à l’Occident ? Que représentait-il pour le régime communiste et, inversement, comment a-t-il perçu cette époque-là ? En 1968, il était déjà renommé dans son pays et à l’étranger et il devait se décider : soit s’opposer au régime, ce qui aurait mis fin à sa carrière, soit continuer et faire intérieurement des concessions. Il faisait partie des gens talentueux qui représentaient une sorte de vitrine du régime communiste. Celui-ci avait besoin de ces gens-là. Une chose est certaine : comme il voyageait beaucoup, la police secrète, la StB, s’intéressait à lui. Il n’était pas question qu’il rassemble systématiquement des informations. Mais il est vrai qu’il existe dans les archives de la StB un dossier qui lui est consacré. Ce qui est primordial pour moi, c’est que je n’ai rien trouvé dans ces rapports qui puisse le compromettre à mes yeux, rien de fatal qui aurait fait et qui aurait pu nuire à quelqu’un, le mettre en danger. Evidemment, si cela avait été le cas, cela aurait été une tout autre chose… » Artiste reconnu et récompensé par les autorités communistes, Josef Svoboda n’a finalement jamais mis son talent au service de leur propagande. On le voit dans le film qui montre un homme à la silhouette athlétique, toujours bien habillé, charmant, distrait dans la vie quotidienne mais absolument concentré sur son travail qui était le sens se sa vie, son plus grand défi, sa plus grande joie. Bien qu’on le lui ait maintes fois proposé, il n’a jamais voulu émigrer, en affirmant qu’il voulait faire « české divadlo » - « du théâtre tchèque ». Pour Jakub Hejna, le tournage de ce documentaire, intitulé « Divadlo Svoboda » (Théâtre Svoboda), a été un moment fort dans sa vie :« Je crois que je me suis rapproché au maximum de mon grand-père, dans le sens où je connais en détails toute son œuvre. Et puis, je l’ai compris, même si, être confronté à des questions d’ordre moral n’a pas toujours été agréable. Je crois que les choix qu’il a faits étaient pour lui les plus naturelles. Il disait qu’en étudiant l’architecture, il avait compris que la vie avait elle aussi un plan, comme un bâtiment. J’ai conçu ce film aussi comme un plan, le plan d’une vie d’artiste. Nous sommes tous dans la même situation : nous sommes nés à une époque précise et nous devons nous débrouiller. »Le documentaire « Divadlo Svoboda » réalisé par Jakub Hejna sortira en salles le 8 avril 2011. Il sera également diffusé, en deux parties, par la Télévision tchèque. Des créations de Josef Svoboda figurent toujours au répertoire du théâtre Laterna magika.